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Les critiques de Bifrost

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

Pour le lancement de la collection « Incertain Futur », destinée à publier entre autres de la science-fiction, les éditions Piranha frappent fort d’emblée avec la traduction longtemps attendue (le livre original est paru il y a pile dix ans de cela) d’Accelerando de Charles Stross, auteur que l’on aimerait voir un peu plus souvent traduit (pour la suite de la « Laverie » par exemple ?). Or, Accelerando, ce n’est pas rien : à vrai dire, on a du mal à trouver parmi les publications récentes un livre à même de rivaliser en termes d’ambition avec ce roman (fix-up, peut-être) qui, à partir du XXIesiècle tristounet, bâtit une histoire du futur globale et bluffante du genre à amener une redéfinition radicale du « sense of wonder » cher à la SF du supposé « âge d’or ».

Tout commence avec Manfred Macx, courtier de génie capable de décider de dix brevets déterminants avant le petit déjeuner, et qui pourrait du coup être un des hommes les plus riches du monde. Sauf que la richesse au sens où l’on entend dans notre société capitaliste ne l’intéresse pas vraiment. Non, lui, il est plutôt du genre à télécharger des langoustes intelligentes dans l’espace, ou encore à soumettre un paradigme entièrement nouveau à un ex-ponte du parti communiste italien. Car Macx vit déjà dans le futur, à l’instar de son compère Franklin – ils sont de ces gens, ces nouveaux geeks, qui, pour être restés un poil asociaux et n’avoir à la bouche que les mots « singularité » et « posthumanisme », n’en sont pas moins à même de changer le monde tant leurs concepts sont avancés. Or, puisqu’ils ont les moyens, intellectuels et, indirectement, financiers, de concrétiser tout cela, ils ne vont pas se gêner pour accélérer le processus et faire en sorte que le XXIe siècle s’avère déterminant, et radicalement différent de tout ce que pouvait prédire la prospective frileuse à papa…

Manifestation d’un certain sens de la démesure ? Sans aucun doute. Mais au milieu de tous ces romans catastrophes ou post-apocalyptiques, l’idée d’une humanité qui change tout, à commencer par elle-même, et relance la conquête de l’espace bien au-delà des limites les plus « optimistes » avancées de nos jours, a quelque chose de rafraîchissant – pour dire le moins !

D’autant plus que pour nous conter cette « histoire du futur » au niveau le plus global, Charles Stross a emprunté la voie inattendue d’un savoureux et cruel mélodrame familial sur quatre complexes générations de Macx (un foutoir intégral, on peut bien le dire ici). Sans parler d’une chatte artificielle qui, pour être simplement kawaï au départ, s’avère rapidement bien plus que cela et se transforme en type idéal du félin vicieux. Le tout saupoudré d’une bonne dose d’humour à base d’absurde et de quiproquos censés rendre l’ensemble plus digeste. Ouf…

Car c’est à vrai dire le seul problème avec Accelerando (on mettra de côté la traduction hasardeuse de Jean Bonnefoy – il avait du boulot, certes –, et le lexique en fin d’ouvrage, bienvenu mais parcellaire) : nous parlons ici de « geeks » d’un genre particulier, ne correspondant ni à la définition péjorative originelle, ni au profil des acharnés de World of Warcraft ; Charles Stross, en geek, s’adresse à d’autres geeks férus de domaines variés, des nano-technologies à la propriété intellectuelle en passant par l’informatique, la physique et des conceptions économiques à ce point révolutionnaires que personne ne les comprend totalement. Seul un geek ayant ce profil (particulier !) sera sans doute à même d’apprécier pleinement Accelerando, c’est-à-dire de le comprendre de bout en bout. Les autres – dont votre serviteur, qui plaide coupable – seront régulièrement laissés en rade devant les développements les plus pointus du roman. Or, Accelerando est très, très pointu, fourmillant de concepts et de notions, parfois « authentiques », parfois fictionnels, et ce à chaque page. Bref, ne prenez pas Accelerando pour le métro ou la plage, ce n’est pas une lecture indiquée dans ces conditions.

Mais peu importe, en fait. Comme chez, disons, un Baxter ou, pire, un Egan, il suffit, au-delà des concepts dans ce qu’ils ont de plus complexe, d’entrapercevoir ce qu’ils impliquent. C’est amplement suffisant pour se prendre une énorme baffe de « sense of wonder », et pour envisager la réalité d’un œil différent. Ce que fait la meilleure science-fiction, d’autant plus rare et précieuse.

Et Accelerando figure incontestablement dans cet ensemble mal défini du rare et précieux. La démesure, ici, est une qualité que l’on aimerait rencontrer bien plus souvent, sous une forme ou une autre.

Oui, Accelerando a quelque chose de monstrueux, qui provient sans doute, si l’on ose dire, de sa… singularité. Mais le fond du propos est d’une intelligence telle, dans tous les sens du terme, que ces soucis formels sont d’emblée balayés. Et c’est ainsi que, de « monstre », Accelerando accède au statut de chef-d’œuvre ; pour une fois que le terme n’est pas galvaudé…

 

Note : On regrettera de fait une implication éditoriale manifestement insuffisante, pas à la hauteur, en tout cas, de l’exigence du choix initial de la présente publication dans cette nouvelle collection. [NdRC] 

Bertrand BONNET

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