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Les critiques de Bifrost

Acide organique

Acide organique

Sabrina CALVO
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
192pp - 13,00 €

Bifrost n° 39

Critique parue en juillet 2005 dans Bifrost n° 39

Partons du principe que vous connaissez déjà David Calvo, car si ce n'est pas le cas, vous avez d'ores et déjà raté quelques-uns des événements éditoriaux marquants de ces dernières années.

L'auteur de La Nuit des labyrinthes (J'ai Lu), de Wonderful (Bragelonne), d'Atomic Bomb (le Bélial' — coécrit avec Fabrice Colin), le scénariste fou de Kaarib (Dargaud — avec Krassinsky) nous revient ici avec un premier recueil de nouvelles, rassemblant une majorité d'inédits et quelques textes retravaillés en profondeur. Mais ce qu'est Acide organique ne peut être exprimé par une énumération, descriptive et critique, des textes qui le composent. Je choisis donc la voie de l'analyse globale : Acide organique est une œuvre d'art. Acide organique rend malade. Acide organique est un Manifeste déguisé en fictions.

Certes, il y a d'abord la plume de Calvo, vive, acide, inimitable, capable de brasser du réalisme exacerbé à la poésie la plus échevelée, apte à s'affranchir, comme en un acte de rébellion brutale, des règles les plus élémentaires de l'orthographe et de la grammaire (ce qui ne dédouane pas l'éditeur des « vraies » fautes qui émaillent le texte, soyons clairs…), « cette science des cons », écrit-il pour mieux nous provoquer. Mais il y a ensuite le support iconographique, très riche, qui accompagne, rehausse et magnifie chaque texte. Du coup, nos émotions jaillissent, incontrôlables, en commençant par la couverture qui provoque tout à la fois dégoût et amusement. Enfin, il y a les jeux sur la typographie et la mise en page, délibérément changeantes, voulues par l'auteur et l'éditeur, complices dans le souci de nous troubler. Les titres se mêlent aux conclusions, les slogans aux exergues. C'est sans doute, en termes d'art, l'ouvrage le plus contemporain qu'il m'ait jamais été donné d'ouvrir.

Ce livre rend malade. Vous devez y être préparés. Son but est de brouiller les frontières entre le réel et la fiction, et David Calvo s'y emploie par tous les moyens. C'est sa manière à lui d'écrire de la fiction. Non pas de vous amener en des mondes différents, mais de rendre celui que vous croyez connaître étranger. Et mou. Fuyant. Ecœurant. Il creuse le réel, à grandes pelles de lucidité, jusqu'à la trame, qui s'avère grise et souillée. Ce recueil véhicule une tristesse, une douleur rarement égalées. Les motifs apparents qui sautent à l'esprit du lecteur sont l'échec, la souffrance, la solitude, la rancœur. En livre atrabilaire, il déborde de fluides infectés et d'humeurs suspectes. Il pue, comme la Jabule. Mais cette puanteur n'est pas gratuite. Rien de ce qu'écrit David Calvo ne l'est. Et les prises de conscience de se succéder : « Ambient otaku », qui finit en carnage dans une boîte à copies, « Acide organique », qui se clôt en une plongée irréversible dans la féerie la plus végétale, « Still », qui revisite de l'intérieur le mythe de l'amour immortel et sert en définitive de déclencheur à quelque chose de très différent de la noirceur qui semble imprégner le recueil…

Car ce livre est un Manifeste qui instrumentalise les fictions qui le composent. Ce livre est un cri d'une sincérité, d'une audace, d'une transparence qui confinent à la folie. Soudain, le souvenir illuminé de Wonderful rejaillit, amplifié par le changement de siècle de référence. Car ce n'est plus aux paradigmes et aux mythes du XIXe siècle que s'intéresse David Calvo, mais aux renoncements terribles du XXe. En dépit de l'égotisme forcené, de l'auto mutilation qui se ressent dans chaque page, ce que lance David Calvo, c'est un appel à l'Absolu. Et à l'espoir de renouer avec cet absolu, à trente ans, au moment où tout peut encore basculer, grâce aux questions que l'on pose à la Jabule et qui vous répond, en séchant vos larmes : « Tu verras, demain, il fera beau ». (« Trente questions posées à la Jabule ») Car il est possible de retrouver, au plus profond de nous, sous les abandons qu'entraîne la socialisation, la magie innée de l'enfance. Celle qui permet de faire voler et atterrir un avion en le prenant entre ses doigts (« Aeroplane tonight »), celle qui peut transformer quelques cartons en château et des poèmes en lit de roses (« Ambient otaku »), celle que la publicité, ogre pédophile, ne devrait jamais atteindre, celle qui peut aussi transformer une cellule photo-électrique en véritable shotgun (« Scomark telesport 10 »). Mais naturellement, il y a un prix à payer, et c'est justement la perte de repères. Vue de l'extérieur, la quête de l'Enfance Perdue ressemble à s'y méprendre à l'inadaptation sociale…

Le dernier motif, psychologique et fictionnel, ne vient à vous que lorsque vous refermez le livre. Bien sûr, il vous crevait les yeux dès les premières pages. C'est ce texte magnifique, « Kei », qui en est la figure de proue. Car retrouver l'enfance, c'est aussi se tourner vers ceux qui ont participé à cette enfance, tant bien que mal. Dans la plupart des cas, lorsqu'on a trente ans, ils sont toujours là pour en témoigner. Ce recueil est un message d'amour aux parents. Ceux de « Kei » qui, jusqu'au bout, bâtiront pour ce rat unique en son genre un monde imaginaire délibérément anthropomorphique. Ceux évoqués dans « Archeodrome », vers lesquels le narrateur retourne, comme vers la seule île résistant encore à l'engloutissement du monde. Voilà le moment exploré par David Calvo. Celui des trentenaires qui rentrent chez eux. « Les mains des parents se posent sur mon visage pour me protéger », écrit le narrateur d' « Ambient otaku ». Cet espoir, serti dans la noirceur du recueil, est la marque d'un David Calvo qui a fait le lien entre son passé et son avenir, entre ses errances et ses expériences, et prouve qu'il a accompli son projet : concilier un regard lucide et mature sur le monde et la liberté inconditionnelle de l'enfance. Ce qui viendra ensuite ne peut qu'être merveilleux, car l'ombre de Peter Pan protège l'un de nos écrivains les plus authentiques.

Ugo BELLAGAMBA

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