Décidément, les parutions de la nouvelle collection « Exofictions » se suivent et ne se ressemblent pas. Après un post-apocalyptique grand public (Silo) et la réédition d’un Lafferty particulièrement foutraque (Autobiographie d’une machine ktistèque), et avant un space opera pur jus (L’Eveil du Leviathan, de James S. A. Corey), Ada est un objet littéraire étrange, à la croisée de plusieurs genres dont il tente avec plus ou moins de bonheur de faire la synthèse.
Le roman se présente sous la forme d’une série de récits parallèles, plus ou moins aboutis, qui vont se croiser à l’occasion. Masaki Yamada y raconte l’histoire de Mary Shelley et de sa création/créature la plus célèbre ; mais aussi celle de Christopher Milne, le fils du créateur de Winnie l’Ourson ; celles d’un créateur d’animations dans un parc d’attractions ; d’un écrivain de science-fiction médiocre ; d’une jeune femme qui a perdu son enfant dans un accident de la route ; la légende des dieux de la religion zoroastrienne ; et le combat que mènent deux formes de vie antagonistes aux confins de l’univers. Masaki Yamada raconte tout cela et d’autres choses encore.
Parmi les éléments communs à tous ces récits, on trouve Ada, laquelle apparait sous des formes très variées selon les circonstances. Elle est Augusta Ada, la fille de Lord Byron qui aida Charles Babbage à mettre au point sa machine à différences, elle est un logiciel enregistré sur une disquette dont on se dispute la possession (le roman est paru au Japon il y a vingt ans et, par certains aspects, est assez daté), elle est un super-accélérateur de particules au cœur duquel naissent de nouveaux univers.
« Les histoires que je vais vous conter à présent n’auront pas de fin (…). Elles se prolongeront sans suite logique, n’auront pas de morale, et ne comporteront rien de particulièrement intelligent », fait dire Yamada à l’un de ses personnages en début de roman, comme pour s’excuser de ce qui va suivre. Pourtant, malgré l’hétérogénéité des scènes, des époques et des situations qui se succèdent, la plupart d’entre elles font progressivement sens et viennent éclairer le propos de l’auteur. Lequel est multiple, complexe, mais toujours exposé avec clarté. Yamada n’hésite jamais à se répéter, à reformuler ses réflexions — parfois à l’excès — pour s’assurer l’adhésion du lecteur à sa démonstration.
En premier lieu, il s’interroge sur les liens entre réalité et fiction, comment « la fiction ronge la réalité, alors que la réalité s’infiltre dans la fiction. » (p. 224) Il le fait de manière ludique, en libérant le monstre de Frankenstein de l’œuvre qui l’a vu naître pour l’envoyer parcourir le monde, ou en faisant se rencontrer créateur et création. Rien de nouveau de ce point de vue, même si l’exercice est joliment réalisé. Mais Yamada justifie ses interventions sur le réel en faisant appel au principe d’incertitude de la physique quantique et, à partir de là, élargit le champ de sa réflexion jusqu’aux origines de l’univers. Et si, partant de là, le Big Bang n’était qu’une fiction possible parmi d’autres, menacée par l’existence d’autres fictions contradictoires capables d’invalider ses effets ? Dans de telles circonstances, l’univers tel que nous le connaissons n’y survivrait pas.
A plusieurs reprises, Masaki Yamada cite la « théorie du Tout », et c’est à un projet similaire qu’il semble s’être attelé avec Ada, un projet qui vise à faire de la fiction le liant de toute réalité, depuis ses origines jusqu’à son extinction. Il lui arrive de se perdre dans ses développements théoriques et d’en oublier l’élément romanesque, mais dans l’ensemble, Ada est une œuvre assez fascinante, menée avec rigueur et intelligence, et qui mérite sans aucun doute qu’on la découvre.