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Les critiques de Bifrost

Œuvre singulière à plus d’un titre – peut-être est-elle-même la parution la plus extraordinaire de cette Rentrée littéraire 2020… – Agrapha l’est d’abord par sa forme éditoriale. Dotée d’une couverture d’emblée énigmatique (sur la couverture, le titre semble étrangement flotter dans les hauteurs d’une sombre forêt), le livre est fermé sur lui-même par un rabat lui donnant d’intrigantes allures de grimoire médiéval. À moins que l’on y voie une manière de dossier, compilant un matériau aussi hétérogène qu’étrange. Agrapha agrège en effet trois éléments principaux. Le premier d’entre eux se présente comme la traduction d’écrits médiévaux, conservés dans la Bibliothèque Nationale d’Autriche. C’est là que la narratrice (Luvan elle-même, comme on finira par le comprendre) explique avoir consulté une dizaine de récits rédigés au haut Moyen Âge par quelques-uns des membres de « la communauté d’Adsagonae Fons ». Réunissant huit « sanctimoniales », ce gynécée religieux semble avoir écrit l’une des pages parmi les plus oubliées, mais aussi parmi les plus étranges, de l’histoire d’une chrétienté oscillant encore entre orthodoxie chrétienne et paganisme toujours vivace. À ces « documents » écrits en « une langue ultralocale, amalgame de plusieurs latins, de plusieurs celtiques et de plusieurs germaniques », Agrapha adjoint ensuite un « Exegetice », id est pour les non latinistes un docte commentaire par Luvan de quelques-uns des points les plus sibyllins de ces textes souvent oraculaires. Puis après avoir affecté toutes les apparences d’un travail académique – mais déjà troublant… –, Agrapha bascule à l’occasion de ses deux dernières parties dans une sorte d’autofiction. Il s’agit, nous explique l’éditeur, d’un cahier et d’un parchemin, tous deux de la main de Luvan. Restitués au plus près des manuscrits originels (certaines des pages les reproduisent en fac-similé), ces textes retracent l’aventure fantastique qu’a connue Luvan, après être partie sur les traces des huit femmes d’Adsagonae Fons…

De ladite aventure, et même odyssée, on ne dira pas beaucoup plus, soucieux de ne pas divulgâcher. Mais au moins peut-on indiquer que celle-ci permettra aux lecteurs et lectrices de s’abîmer encore plus profondément dans le monde dévoilé par les textes médiévaux ouvrant Agrapha. Un univers dans lequel le syncrétisme du miraculeux chrétien et du merveilleux païen engendre une fantasy d’inspiration à la fois savante et poétique, pouvant donner lieu à des visions assez inédites dans le genre : telle celle de la métamorphose de l’armée des assaillants « hors humains » des sanctimoniales en « un cortège insane de chenilles processionnaires, dont toutes les jambes auraient été écartelées par quelque puissance malicieuse », tandis que la mer « se couvre de glace, depuis le lointain jusqu’à la berge, à une vitesse fantastique ». Certainement placé sous le signe de l’étrange, Agrapha s’affirme aussi comme un ouvrage politique. Et même féministe, puisque c’est un épisode matriarcal de l’Histoire qu’il se propose de retracer. Un temps durant lequel les huit femmes puissantes d’Adsagonae Fons, depuis la grotte aux contours utérins les abritant, s’appliquaient à faire régner l’harmonie entre les sexes comme entre les espèces. Une époque pendant laquelle la magie féminine n’avait pas encore été réduite à néant par les mâles inquisiteurs de la chasse aux sorcières, étendant encore ses bienfaits aux humains comme aux animaux…

Fantastique et utopique quant à son récit, Agrapha l’est enfin par son écriture même. Ou plutôt par ses écritures, car Luvan déploie un vaste éventail de langues comme d’images pour non pas tant décrire qu’invoquer le monde perdu d’Adsagonae Fons. Car c’est un véritable roman sorcier qu’offre Luvan, spécialement destiné à celles et ceux qui voient dans la littérature une manière de magie…

Pierre CHARREL

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