Agyar, sorti dans l’indifférence générale en France en 1997, est le premier livre traduit de Steven Brust. Celui-ci, plus connu pour Vlad Taltos, cycle de fantasy à base de lézards paru chez Mnemos, fondateur du groupe d’écrivains scribblies de Minneapolis, considère Agyar comme son meilleur roman.
Squattant le grenier d’une maison abandonnée dans une petite ville universitaire, John Agyar profite d’une machine à écrire présente sur les lieux pour raconter sa vie au jour le jour, ou plutôt nuit après nuit. Récit lacunaire écrit entre deux incartades nocturnes, ce n’est que par bribes que nous découvrons la personnalité de John : un homme bien plus vieux qu’il ne semble, atteint d’une certaine lassitude générée par une vie routinière et cadrée par les contraintes, peu fier de ce qu’il est obligé de faire pour survivre. Obnubilé par ses rencontres féminines, qu’elles soient récentes ou de longue date, qu’il en soit bourreau ou victime, Agyar a du mal à se livrer en dehors de son journal intime, même à Jim, le fantôme d’un esclave avec qui il partage son grenier. Poursuivi par Kellem, la femme qui dispose de tout pouvoir sur lui et qui veut s’en débarrasser définitivement, et tiraillé entre Jill, sa victime du moment et Susan, maîtresse de Jill et proie potentielle, Agyar se trouve pris dans une chasse à l’homme à l’issue incertaine.
Agyar, par sa narration elliptique à la première personne (le narrateur évitant de signaler les évidences, le mot vampire n’ap-paraît jamais et ses contraintes matérielles sont à peine évoquées), par la fragilité de son personnage principal, et malgré l’utilisation d’une partie de la quincaillerie habituelle des histoires de vampires, se révèle être une vision rare du mythe, plus proche du drame psychologique que du fantastique à effets spéciaux. Car si Agyar est bien une créature de la nuit, pompant l’énergie vitale de ses victimes, dormant la journée dans une boite hermétique, presque invincible physiquement et « vivant » depuis trop longtemps, tout ceci n’apparaît qu’en trame de fond du récit, occulté par l’essentiel : ses relations avec les femmes et sa quête de l’émancipation.
Mêlant domination absolue et pitié, amour et violence, John Agyar se révèle faible et profondément humain, bien loin des clichés habituels des créatures gothiques. Avec ce roman, publié en 1993, à une époque dominée par les suceurs de sang baroques d’Anne Rice (Entretien avec un vampire est adapté au cinéma l’année suivante), Steven Brust, qui se définit politiquement comme trotskyste, livre une vision résolument à contre-courant : un homme de la classe moyenne n’ayant d’autre ambition que de vivre libéré de son asservissement, le joug violent et total imposé par la femme qui l’a vampirisé, pour jouir sans entrave. Aussi, même si le livre n’est pas exempt de quelques problèmes de crédibilité (étonnant que le narrateur puisse faire un feu de cheminée dans une maison abandonnée d’un quartier résidentiel sans se faire repérer, difficile de croire qu’il a le temps de se mettre à la machine à écrire quand son logement est cerné et que la police lui a lancé un ultimatum), ce vampire crypto-marxiste renouvelle habilement le thème.