Olivia est de retour en France. Elle a dû quitter l’Australie pour fuir un mari trop brutal, en emmenant avec elle ses deux enfants : Andrew, 9 ans, et Lucy, 6 ans. Sa destination finale, c’est le « château », la vaste demeure familiale où elle a grandi. Elle y retrouve sa mère, une vieille femme froide et autoritaire, et Marcus, son frère. Lui aussi est de retour au « château », et pour une raison bien précise : un enterrement. Il est accompagné de sa femme, Sophie. Marcus et Sophie viennent de vivre un drame atroce : leur fille, Alice, est morte pendant l’accouchement, étranglée par le cordon ombilical qui la reliait au corps de sa mère. Sophie, très perturbée, refuse d’enterrer sa fille avant d’avoir eu le temps de la connaître. Alors elle déambule dans les jardins du « château », avec le cadavre d’Alice au creux des bras. Elle lui parle, la berce, l’habille, et tente même de la nourrir. Marcus laisse faire, persuadé que pour sa femme, cette forme de deuil est nécessaire. Simplement, pour freiner une décomposition trop rapide du corps, il dépose régulièrement le cadavre d’Alice au fond du grand congélateur qui se trouve dans la cuisine du « château ». Et pendant ce temps, les deux enfants d’Olivia s’activent. En secret, ils mettent au point un plan d’évasion…
Ailleurs est une œuvre étrange et inclassable. Sous ses apparences de drame familial en huis clos, l’intrigue glisse peu à peu, dérape — on a presque envie de dire qu’elle se décompose sous nos yeux, comme le cadavre d’Alice — pour se transformer en un conte pour adultes, violent, âpre et cruel. Sans cesse à la lisière du fantastique, décalé mais étrangement crédible, Ailleurs est un roman qui glace le sang. On assiste à cette pantomime grotesque, on observe les agissements bizarres des uns et des autres : Marcus qui gère calmement les délires morbides de sa femme ; Olivia qui reste neutre, et semble s’effacer lentement pour devenir une simple présence, presque un fantôme ; et leur mère qui monologue à l’infini, parle et s’écoute parler, en étant incapable d’agir. C’est réellement terrifiant. Pourtant, à bien y regarder, l’intrigue est plutôt banale. Alors comment Julia Leigh parvient-elle à créer un tel effet sur son lecteur à partir d’un récit aussi minimaliste ? Eh bien, tout est dans le traitement. Ou pour être plus précis, dans l’écriture : chaque phrase du roman, concise à l’extrême, fonctionne à la manière d’un couperet qui tranche, découpe et lacère. Chaque dialogue entre les personnages fourmille de sous-entendus inquiétants, souvent horribles, parfois obscènes. En fait, Julia Leigh a le talent assez rare de transformer le moindre mot en une arme mortelle, en un poison vénéneux et foudroyant. Le résultat, c’est que tout le roman baigne dans un climat poisseux, étouffant, schizophrénique. Une ambiance lourde, pesante, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Henry James (Un portrait de femme ; L’Autel des morts ; Le Tour d’écrou). Ici aussi, le récit fonctionne comme un piège dans lequel le lecteur tombe. Julia Leigh y ajoute une touche d’horreur grimaçante, quasi clownesque ; un peu comme si Les Aventures de la famille Addams étaient réécrites par un Samuel Beckett sous antidépresseurs. La seule note d’espoir — dans cette histoire d’une noirceur cryptique — viendra de la réaction des enfants d’Olivia, et notamment d’Andrew, le petit garçon, qui tentera à sa façon d’échapper à l’emprise des adultes… Roman sans concession, dur, inflexible et excessif, Ailleurs peut agacer ou fasciner. Mais il ne laisse pas indifférent. C’est un texte acide, déstabilisant, incisif. Julia Leigh s’y livre à une véritable autopsie de cette famille : elle dissèque ses personnages, mettant à nu leurs émotions, et elle n’a pas peur de choquer. Voilà bien ce qui fait toute la beauté de ce roman surprenant.