C’est une des lois de l’édition : les écrivains un peu plus difficiles, un peu moins commerciaux que la moyenne, ont besoin de champions. S’ils n’en ont pas, ou plus, ils passent entre les mailles du filet. Lisa Tuttle, Américaine établie au Royaume-Uni, a longtemps eu deux alliés dans l’édition française : Alain Dorémieux, qui l’a abondamment publiée dans Fiction tout comme dans la série « Territoires de l’inquiétude », et Jacques Chambon, qui a accueilli deux de ses recueils et trois de ses romans dans ses collections. Depuis la disparition de ces deux fortes individualités, force est de reconnaître que personne, ici, n’avait pris le relais. Tuttle a continué de tracer sa route, mais elle œuvre dans un genre, le fantastique, devenu par le biais d’un de ces cycles aussi mystérieux qu’absurdes un véritable champ de ruines.
On pourrait dire que la parution d’Ainsi naissent les fantômes tient donc du miracle : l’auteure a retrouvé des champions, en l’occurrence Mélanie Fazi, qui a conçu et, ce qui ne gâte rien, traduit ce recueil, et l’association Dystopia, qui lui a donné un superbe écrin, sans guère, on l’imagine, se soucier plus que de raison de rentabilité immédiate. Grâces leur en soient rendues.
Les textes réunis dans ce volume balayent vingt ans et plus d’écriture. Tous inédits en français, ils rendent compte de la constance des obsessions de Tuttle. Le corps féminin y est enjeu, victime, champ de bataille ; le corps, mais aussi l’esprit. Les lieux, clos le plus souvent se chargent de sens, se gauchissent : un placard semble ouvrir sur un ailleurs, une fenêtre enfanter une tumeur, une pièce à éclipses fournir un havre, une grotte abriter un dragon. En six stations du cauchemar, ils nous poussent vers une nuit de l’âme que parfois, imparfaitement, pour un trop bref instant, le langage et l’amour peuvent percer. Dans ce choix aussi remarquable que cohérent, il paraît difficile de mettre en avant un unique texte, mais je crois que l’incroyable « Ma pathologie » justifie à lui seul l’achat de ce livre. Il est rare de lire quelque chose d’aussi tranquillement atroce.
Le fantastique, c’est la musique du malaise. Lisa Tuttle joue à merveille de ses dissonances et on éprouve un plaisir fécond, quoique un peu inquiet, à renouer avec cette mélodie.