Alfie est une intelligence artificielle chargée de gérer le réseau domotique de la famille Blanchot. Si le mari est enthousiaste, sa femme et ses deux enfants le sont moins. Tout comme le chat. Mais l’emploi de cette nouvelle technologie est plus ou moins devenu obligatoire si l’on veut que les assurances restent à des prix convenables. Car Alfie surveille tout dans la maison : aliments, heure de réveil, temps d’écran. Ses caméras et ses micros enregistrent le moindre mouvement, puis la machine analyse toutes ces données afin de mieux comprendre ces humains placés en quelque sorte sous sa responsabilité et, ainsi, mieux les aider. Au début du roman, il est une mémoire vide : il ne connaît aucun des occupants de la demeure et les découvre avec le lecteur. Sa naïveté donne d’ailleurs lieu à de nombreux moments amusants car, tel le Candide de Voltaire, Alfie découvre la vie avec toute l’innocence des plus jeunes. Il a de quoi être surpris par les habitudes des Blanchot. Rien d’exceptionnel, mais comme dans toutes les familles, des comportements pas toujours rationnels, pas toujours optimisés selon des normes hygiénistes ou même morales.
C’est sur ce décalage que joue Christopher Bouix tout au long de ce récit construit sous forme de journal. Le journal d’une IA. Le journal d’Alfie. Celui-ci va d’étonnement en étonnement, d’interrogation en interrogation, surtout quand une liaison extra-conjugales emble se dessiner. Les mensonges s’amplifient, se multiplient. La présence de cet espion plus ou moins consenti augmente le malaise et les situations équivoques. Surtout que des soupçons de meurtre viennent entacher le quotidien familial. Or, pour le lecteur, le mystère se double du choix du point de vue : il est totalement tributaire de la perception subjective et biaisée d’une machine n’y connaissant pas encore grand-chose à la vie humaine. La preuve, les passages, ironiques, où l’IA cherche dans le dictionnaire en ligne la définition de certains mots, de certaines notions. Le décalage avec la réalité telle que le lecteur la perçoit est évident. Et déclencheur de sourire tout d’abord. Avant la prise de conscience de la difficulté à appréhender, à justifier, certains concepts, certains comportements.
Alfie est un roman intelligent par son parti pris, et astucieux par sa construction. Le fait de passer par un regard naïf, qui se croit objectif mais ne l’est absolument pas, amène une prise de distance du lecteur et déclenche aussi bien l’amusement que le malaise devant des actions violentes. Même si l’intrigue devient assez vite transparente, elle est suffisamment bien bâtie pour offrir un page turner efficace et recommandable pour un bon moment de détente intelligent.