Quelques années après Jeff Noon, dont La Volte vient tout juste de rééditer l’excellent Alice Automatique, Patrick Sénécal publiait Aliss chez Alire, au Canada, livrant sa propre déclinaison du classique de Lewis Carroll sur le mode horrifique qui le caractérise.
À 18 ans, la jeune Aliss veut découvrir ce qu’il y a au-delà de la famille et du lycée, des convenances et du conformisme. Aliss s’ennuie dans sa banlieue bourgeoise de Brossard, elle brûle d’aller au bout d’elle-même, voir ce dont elle est capable… Ainsi arrive-t-elle donc à Montréal, où elle suit dans le métro Charles, aussi que son modèle le Lapin Blanc dans son terrier, et en ressort dans l’étrange quartier de Daresbury (ville de naissance de Charles Lutwidge Dodgson, véritable nom de Carroll, qui n’est qu’un pseudonyme) où se croisent les rues de Lutwige et Dodgson, reconstituant de fait l’état civil de l’auteur d’Alice. Charles qui réapparaîtra de loin en loin au fil du roman, endosse ici le double rôle du Lapin Blanc et de Lewis Caroll. C’est un mathématicien qui a dû quitter l’Angleterre suite à une affaire de mœurs qui évoque la rupture entre Lewis Caroll et la famille (d’Alice) Liddell. Toutefois, Aliss ne va pas tarder à comprendre que ce quartier de Daresbury auquel on accède et que l’on ne quitte que par le métro, est davantage le Pays des Horreurs que celui des merveilles. Une fois admise l’existence de cet improbable quartier, et l’absurdité de certaines situations, aucun élément surnaturel ne fera irruption dans l’intrigue.
Notre héroïne va y croiser toute une galerie de personnages qui renvoient à ceux de l’Alice originelle. Bone, avec son haut de forme, est bien entendu le « Chapelier Fou », et son compère Chair, le « Lièvre de Mars » ; l’un est l’autre sont bien aussi dingues l’un que l’autre — Sénécal se livre là à quelques figures imposées avec la constante cérémonie du thé, des montres goussets et des jeux de mots absurdes pour lesquels il n’a pas le talent de son modèle… L’énigmatique Chess est le « Chat du Cheshire », apparaissant ici et là. Mario est le « Valet de Cœur », qui finira par passer en procès, où la Reine Rouge officiera à l’instar de la Reine de Cœur…
Aliss va consommer des drogues qui renvoient à la gourmandise d’Alice, notamment des « micro » et des « macro », équivalentes aux potions qui font grandir et rapetisser Alice mais seulement comme psychotropes. Aliss se refuse à retourner en arrière sans avoir trouvé de réponses à la question qui la taraude sans qu’elle arrive à la formuler. Elle deviendra danseuse nue et prostituée, ira prendre le thé chez Chair et Bone pour un grand moment d’horreur pure, et finira par rencontrer la Reine Rouge dont tout le pouvoir se résume à celui qu’elle parvient à imposer, et qui démontrera à Aliss qu’il subsiste une forme de morale dans le Zarathoustra de Nietzsche…
Il va sans dire que cet Aliss n’a rien, vraiment rien, d’un livre pour enfants. Ça dégouline de sperme et de sang à bon nombre de pages. Plus d’une fois on franchit allègrement la ligne rouge qui sépare le « gore » du reste de la littérature. Fellations, exécutions, vivisections, sadomaso, viol en gros plan… On fait davantage que friser la pornographie en certaines occasions. Ce n’est certes pas à toutes les pages, mais il n’en faut pas moins avoir le cœur bien accroché. Reste un roman qui se lit, un livre non dénué de qualités qu’on se gardera de laisser innocemment trainer sous les yeux des enfants, une fan fiction bien particulière qu’on réservera aux adeptes du trash.