Robert Jackson BENNETT
ALBIN MICHEL
784pp - 29,00 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
Publié en 2013, lauréat du Shirley Jackson Award la même année, American Elsewhere arrive en France au sein de la trinité inaugurale de la nouvelle collection de genres chez Albin Michel.
Ici et maintenant. Mona Bright est une vraie badass ; une femme à la dérive, aussi. Ex-flic, ex-épouse, ex-future mère, Mona traîne de lieu en lieu, et de coup d’un soir en coït vespéral, sans attache ni foyer. Il faut dire que sa vie n’a jamais été facile, entre un père aussi dur que peu amène et une mère schizophrène qui a fini par se suicider. Alors, quand Mona reçoit un message lui annonçant le décès du vieux, elle se rend aux obsèques avec comme seul projet de toucher un maigre héritage avant de reprendre la route. Quelle n’est donc pas sa surprise lorsqu’elle apprend que sa mère, Laura, avait une maison dans la petite ville de Wink – au Nouveau-Mexique –, qu’elle en est héritière, et qu’une photo trouvée lui laisse entrevoir un autre moment de la vie de celle-ci, un moment de joie et de normalité qui prouve à Mona que sa mère n’a pas toujours été la frêle loque triste qu’elle a connue. La jeune femme part alors pour le Nouveau-Mexique, en quête de son héritage et de l’histoire perdue de Laura. Elle y arrive au beau milieu d’un enterrement et va y trouver bien plus que dans ses rêves les plus fous…
Aucun spoiler jusque-là, donc stop !
American Elsewhere est un roman envoûtant. Le lecteur amateur sera intrigué, inquiété, et rapidement captivé par les mystères qui entourent la petite ville et la biographie de Laura. Il voudra savoir. Il tournera les pages compulsivement, emmené par l’étrangeté des situations et des personnages, la quête existentielle de l’aimable Mona, la volonté de découvrir qui ose ajouter du trouble à un lieu déjà visiblement troublé – un lieu hors du temps (entre architecture Googie et design Mid-century Modern) où règne la peur et la pratique surprenante des « arrangements ». Il sera séduit aussi par l’écriture caustique de l’auteur (ses descriptions d’obsèques, de grossesse, ou de libido adolescente sont succulentes). Le lecteur averti aura en plus le plaisir de reconnaître quantité d’influences et de les voir converger vers Wink, sans avoir jamais la certitude de tenir la bonne interprétation. Il y a dans ce roman du King et du Gaiman, voire du Scott Hawkins. On se croit parfois dans LesFemmes de Stepford ou dans un épisode deTwilight Zone. On lorgne du côté de Lovecraft. Mais surtout c’est Twin Peaks qui vient à l’esprit, ou Lynch, plus généralement. La petite ville proprette, parfaite, amicale et policée (qu’on dirait sortie d’une illustration de Rockwell) cache une arrière-boutique bien différente ; on y perçoit vite le malaise qui l’imprègne et les secrets larger than life qu’elle dissimule derrière une façade de perfection formelle, comme à Twin Peaks (dont l’héroïne perdue s’appelle Laura, comme ici), comme à Blue Velvet/Lumberton (où un fragment d’identité trouvé par hasard est le fil qui permet de dénouer, avec grande violence, l’écheveau des secrets), comme dans ces histoires à temps bouleversé que sont Mulholland Drive ou Lost Highway. On croise même les lapins d’Inland Empire !
American Elsewhere est donc un roman weird déjanté qui intrique quantité de genres et d’influences pour (presque) le meilleur, et raconte une histoire tourmentée d’héritage, de révolte filiale, et d’abîme qui finit toujours par rendre le regard qu’on lui adresse. Pour être exhaustif, on peut regretter une longueur peut-être excessive, des révélations trop explicites pour le genre, ou une fin qui paraît un peu facile (et c’est écrit au présent, on aime ou pas). Défauts véritables mais défauts mineurs au vu du mix de mystère, d’horreur cosmique et d’aventure pure que contient l’ouvrage.