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Les critiques de Bifrost

Critique parue en septembre 2002 dans Bifrost n° 27

Ombre a payé sa dette à la société. Condamné à six ans, libéré au bout de trois, il sort de prison avec de solides projets de réinsertion. Aussi, c'est en pensant tourner définitivement cette page sombre de son existence qu'il prend l'avion pour rejoindre son épouse. Il ne sait pas encore à quel point sa vie et sa conception du monde vont bientôt être irrémédiablement bouleversées. Plus que le décès et la résurrection de sa femme — événement déjà peu banal s'il en est — , c'est cette rencontre, pas tout à fait fortuite, avec un borgne très mystérieux qui, telle Alice, le fait basculer de l'autre côté du miroir. Bientôt, il comprend que l'Amérique est en réalité bien plus étrange qu'il ne le pensait. Mais après tout, quel mortel pourrait soupçonner ce dont est faite la vie des dieux ?

De Lakeside, Wisconsin, à Las Vegas, Nevada, Neil Gaiman navigue sans cesse entre l'Amérique profonde et celle des guides touristiques. D'autres, beaucoup d'autres, l'ont précédé en ces territoires, cette forme particulière de régionalisme étant même devenue, depuis le succès de Stephen King, un poncif du fantastique à l'anglo-saxonne. Gaiman, pourtant, s'en tire haut la main, s'appuyant plus que jamais sur cet humanisme, ou plutôt cette humanité, dans laquelle il a toujours su tremper sa plume. Ses personnages ont en partage cette qualité rare, subtile et indéfinissable, qui transcende l'encre et le papier pour toucher le lecteur directement au cœur. Même lorsqu'il revisite — avec beaucoup de finesse, d'ailleurs — des archétypes fantastiques aussi usés que le dieu oublié marchant parmi les mortels ou la morte-vivante transie d'amour, Gaiman parvient, souvent en à peine quelques paragraphes, à produire de la vie, de la réalité. Sans doute cette impression provient-elle également — paradoxe intéressant — de cette distance bienveillante et doucement ironique dont il pétrit sa narration. Un humour à l'anglaise, qui opère un décalage contrôlé — et diablement efficace — avec les thèmes, les personnages et les décors de son roman : l'Amérique, les Américains, leur histoire et leurs légendes.

Les lecteurs qui connaissent et apprécient le travail de Gaiman en bande dessinée retrouveront dans American Gods, plus encore que dans ses précédents romans, tout ce qui fait le charme de sa magistrale série Sandman. Il puise en effet de nouveau très largement à ce vivier inépuisable que sont la religion, la mythologie et le folklore. Force est d'ailleurs de constater que depuis Sandman, il a beaucoup progressé dans la maîtrise de ce périlleux exercice. Là où la bande dessinée renvoyait parfois l'image d'une mosaïque quelque peu anarchique, American Gods, qui troque le royaume onirique de Morpheus contre une Amérique peuplée de divinités oubliées, séduit par l'exploitation beaucoup plus raisonnée de ces personnages mythologiques. Sans doute est-ce parce qu'il a aujourd'hui bien plus de métier qu'à l'époque où il écrivait les scénarios de Sandman, mais on peut également penser que la bande dessinée lui a permis de raffiner son approche syncrétique du folklore mondial.

Un sens aigu du dialogue, une attention particulière portée au quotidien de ses personnages, à ces petits détails qui le rendent si vivant, une maîtrise rare de l'enchevêtrement harmonieux du naturel, du surnaturel et du merveilleux, un humour tout en finesse et en nuances, marquent la maturité d'un auteur dont on ne peut qu'espérer qu'il porte encore en lui plusieurs romans du calibre de ce très enthousiasmant American Gods.

Johan SCIPION

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