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Les critiques de Bifrost

American War

Omar EL AKKAD
FLAMMARION
21,90 €

Critique parue en janvier 2018 dans Bifrost n° 89

« La seconde guerre de Sécession a eu lieu entre 2074 et 2093, opposant l’Union aux États séparatistes du Mississippi, de l’Alabama, de la Géorgie et de la Caroline du Sud (ainsi que du Texas, avant l’annexion mexicaine). La cause principale de cette guerre était la résistance du Sud à l’Amendement pour un futur durable, visant à prohiber l’utilisation d’énergie fossile aux États-Unis. » (p. 37) Les énergies fossiles à la place de la ségrégation, en somme, pour postulat de cette nouvelle guerre de Sécession… postulat qui nécessitera, même chez le plus motivé des lecteurs, une dose de « suspension d’incrédulité » assez soutenue. Pour le reste…

Dans soixante ans. Le climat a achevé de mettre à bas le monde tel qu’on le connaît, à grands coups d’ouragans et de montée des eaux, dessinant une géographie inédite en même temps qu’une géopolitique nouvelle émerge : la vieille Europe n’est plus que l’ombre d’elle-même ; l’Union russe fait ce qu’elle peut ; l’Empire Bouazizi, né du cinquième printemps arabe et réunissant sous sa bannière unique les actuelles nations du Maghreb et de l’Orient, fait figure d’Eldorado et s’échine à foutre le bordel aux quatre coins du monde, histoire d’assurer sa suprématie – un monde qui n’a pas besoin de ça –, les États-Unis sont la Syrie d’aujourd’hui, balkanisés, déchirés, en ruine, et bientôt ravagés par une peste qui fera cent millions de morts… American War est un récit de politique fiction. Omar El Akkad, grand reporter d’origine égyptienne, nationalisé américain, pratique dans ce qui est ici son premier roman, cette science-fiction de l’inversion, du pas de côté, du changement de point de vue. Il explore un demain hypothétique pour nous parler d’aujourd’hui.

« Si jamais tu vas n’importe où sur cette côte – disons, à la Nouvelle Alger –, tu verras s’approcher des tas de petits bateaux miteux en provenance d’Europe. Des bateaux pleins de migrants des vieux pays de l’Union, en quête de vies meilleures. Voilà ce que c’est, un empire : un centre de gravité, un soleil autour duquel tournent toutes les choses faibles. »

American War est le récit d’une trajectoire familiale. Celle de Sarat Chestnut, celle de ses parents, et celle de sa descendance, au sein de cette Amérique future déchirée. C’est une histoire d’amour, puis de haine, de manipulation, de résistance et, in fine, de terrorisme. C’est un récit d’apprentissage. L’apprentissage de l’horreur et de ce qui grossi en son sein – à commencer par l’idée de vengeance. Les questions qui le traversent sont celles du monde d’aujourd’hui : le terrorisme, ses origines et ses mécanismes, les populations déplacées, le droit d’ingérence, les conséquences des changements climatiques, etc. Le monde d’aujourd’hui, on l’a dit, mis en perspective dans un hypothétique demain proprement effrayant pour nous, Occidentaux privilégiés et protégés (jusqu’à quand ?), mais qui est déjà un aujourd’hui on ne peut plus concret pour toute une partie du monde… Un roman politique, donc, mais aussi un roman qui se lit d’une traite, porté par l’appétit de vie de ses protagonistes (quand bien même on émettra quelques doutes sur certains choix de traductions – le passé composé, c’est casse-gueule) et un personnage central, Sarat Chestnut, proprement ébouriffant.

Au final, Omar El Akkad signe ici un premier roman saisissant, une politique-fiction implacable dont la réussite définit elle-même la limite : il faut avoir envie de s’immerger dans pareille horreur. Qui franchit le pas déroulera les 450 pages d’un seul tenant ou presque, pas de doute, pour en ressortir ébranlé jusque dans l’intime. N’est-ce pas là le propre de la littérature, et tout particulièrement celle de science-fiction ?

Olivier GIRARD

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