Katherine DUNN
GALLMEISTER
472pp - 24,80 €
Critique parue en janvier 2017 dans Bifrost n° 85
C’est un univers cher à nombre de bifrostien.ne.s que campe Amour monstre. Il séduira tout particulièrement les amateur.e.s de Freaks de Tod Browning ou des romans gothico-forains de Xavier Mauméjean (Ganesha, Lilliputia). Amour monstre met en scène les Binewski – autant une famille qu’une entreprise – dont les parents/patrons exhibent les enfants dans l’Amérique profonde des années 1980. Les rejetons d’Al et de Lil sont des plus singuliers. On y compte Iphy et Elly – sœurs siamoises –, Arty dit « l’Aquaboy » du fait de ses membres en forme de nageoires, Oly (naine, bossue, albinos et chauve !) et, enfin, Chick. D’apparence « normo » – terme par lequel la fratrie Binewski qualifie les corps banals de leurs spectateurs et spectatrices –, le dernier-né d’Al et de Lil n’en est pas moins hors du commun : le garçon jouit d’un puissant pouvoir télékinésique. Ne relevant pas d’extraordinaires hasards de la génétique, pareille concentration d’exceptions corporelles ou psychiques chez les Binewski résulte des manipulations scientifiques ourdies par Al. Ayant exposé son épouse enceinte (et consentante) à divers produits chimiques et autres radiations, le saltimbanque a fabriqué la galerie de phénomènes faisant le succès de son cirque itinérant. Teintant l’étrange matière foraine du roman d’une touche science-fictionnelle, l’entreprise frankensteinienne du couple Binewski vient éclairer la nature fondamentalement familiale de l’Amour monstre annoncé par le titre. En imaginant ce duo d’épigones yankees du Prométhée moderne, Katherine Dunn figure la part la plus obscure de ce qu’il est convenu d’appeler le désir d’enfant. Car Al et Lil ne s’emploient pas à mettre au monde des individus, mais à engendrer des objets destinés à satisfaire leur volonté parentale. Révélant la dimension démiurgique que peut revêtir la filiation, ce conte moderne éclaire d’autres formes de relations tissées par la famille, pareillement monstrueuses. La tension entre amour et haine caractérisant, parfois, le lien fraternel/sororal s’incarne en Iphy et Elly. Condamnées à une cohabitation perpétuelle, les jumelles basculent d’une chaleureuse complicité à une violente hostilité éclatant lors de scènes horrifiques. Si Oly ne nourrit aucune défiance à l’encontre d’Arty – archétype, quant à lui, de l’enfant tyran et dévorateur –, l’affection sans bornes qu’elle lui voue est d’essence incestueuse. Un fantasme que Chick l’aidera à réaliser grâce à ses pouvoirs lors d’un des épisodes les plus étonnants du livre… Tenant d'abord de la fable, c’est cependant sous le signe de la tragédie que s’achèvera cette anatomie baroque des névroses familiales. Et Amour monstre réussit alors à émouvoir avec la même force qu’il avait fasciné.