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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92

« J’aimerais proposer une Horloge mécanique géante […]. Elle avance d’un cran une fois par an, sonne une fois par siècle et le coucou en sort une fois par millénaire . » Au mitan des années 80, voilà ce que suggérait Danny Hillis, scientifique américain cité par Steward Brand dans son ouvrage L’Horloge du long maintenant (Tris-tram, 1999). Aborder le temps long, garder à l’esprit que notre civilisation n’est pas éternelle : la Fondation d’Asimov n’est vraiment pas loin, d’autant que ce projet s’appuie également sur une bibliothèque recensant les connaissances de l’humanité… Cette idée d’horloge du temps long a impliqué des individus aussi divers que le musicien Brian Eno ou que Neal Stephenson, dont le roman [Anatèm] propose rien de moins qu’une illustration. Publié voici dix ans aux USA, couronné par un Locus en 2009, supposé paraître un temps chez Bragelonne, ce roman énorme arrive enfin en France pour inaugurer la toute nouvelle collection « Imaginaire » des éditions Albin Michel, aux côtés d’American Elsewhere de Robert Jackson Bennet et Mage de bataille de Peter Flannery.

Nous voici sur la planète Arbre, 3689 ans après la Reconstitution et près de sept mille ans après l’existence d’un individu dont la pensée et ses interprétations ont façonné la civilisation arbrienne – nominalisme vs platonisme, pour faire simple. Fraa Erasmas est un phyte, jeune avôt à la math décénarienne du mynstère de saunt Edhar, dont l’aperte décennale approche… Vous êtes largué ? Garder en tête cette « horloge du long maintenant » aide à s’y retrouver, car le mynstère (sorte de monastère mais mixte) de saint/savant Edhar n’est autre qu’une telle construction, dont les avôts (moines se consacrant pour l’essentiel à la philosophie et aux mathématiques) se répartissent en plusieurs maths (congrégations) ; celles-ci ne se mélangent guère, chacune vivant à son rythme. De fait, le mynstère vit en autarcie, imperméables aux affaires sæculières, sauf à des occasions particulières : les apertes (sortes de journées portes ouvertes), qui ont lieu à des intervalles réguliers (un an pour la math unétarienne, dix ans pour la math décénarienne ; vous avez l’idée pour la centénarienne et la millénarienne). Quand le roman débute, l’aperte est double, les portails de l’an et de la décennie devant s’ouvrir. C’est l’occasion pour Erasmas de gagner l’extérieur et de retrouver ce qu’il reste de sa famille. De retour au mynstère, sa vie bien réglée reprend son cours cahin-caha… mais le jeune homme pressent qu’il se trame quelque chose qui pourrait avoir trait à l’astrohenge (l’observatoire), confiné sans raison apparente. Quand fraa Orolo, le mentor d’Erasmas, est frappé d’anathymne et, banni, doit quitter le mynstère, Erasmas est loin de se douter que sa vie et son monde vont vite être chamboulés de fond en comble.

À ce stade-là, trop en divulguer serait dommage, tant une grande part de l’intérêt du roman provient de la découverte et de la compréhension d’un monde à la fois familier et totalement étranger. Une expérience de xénopensée à deux niveaux : comprendre, dans un premier temps, la société dans laquelle évolue le jeune Erasmas, puis comprendre par ses yeux le monde extérieur. La note introductive a beau donner quelques précisions utiles et les chapitres être introduits par les extraits d’un dictionnaire (sans oublier l’indispensable glossaire à la fin du tome 2), le roman nécessite un effort conséquent d’adaptation. Néologismes à foison, discussions parfois abstruses (chapeau bas au traducteur), action lente (il s’écoule bon nombre de pages avant que l’on comprenne que l’intrigue a très discrètement commencé depuis le premier chapitre), [Anatèm] ne facilite guère la vie du lecteur. Pourtant, passé les cent cinquante premières pages du premier tome, le roman finit par fasciner, et s’avère impossible à lâcher dès lors que les enjeux se dessinent toujours plus clairement. L’amateur de science-fiction ne sera pas déçu : plusieurs tropes majeurs du genre sont explorés et détournés de façon rusée. À travers le parcours d’Erasmas, on en vient à comprendre peu à peu la nature de la planète Arbre, ses philosophies (pas éloignées de celles que nous connaissons sur Terre), ses religions et écoles de pensées. Fascinant dans ses aspects spéculatifs et philosophiques, riche ensense of wonder, twists retors et morceaux de bravoure, [Anatèm] est un récit aussi brillant que puissant et érudit. Sa parution en français a tout d’une injustice enfin réparée, tant on tient là un roman majeur, tous genres confondus.

Erwann PERCHOC

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