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Les critiques de Bifrost

Appelez-moi Cassandre

Appelez-moi Cassandre

Marcial GALA
ZULMA
21,70 €

Bifrost n° 109

Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109

Le jeune Raul Iriarte se trouve en Angola. Il s’est enrôlé dans les forces cubaines qui viennent en appui de l’URSS livrer guerre froide au bloc occidental dans cette guerre civile qui découla de l’indépendance récemment acquise par cette ancienne colonie portugaise. Il raconte les atrocités de la guerre : la brutalité de son armée, les morts, les brimades qu’il subit à cause de son apparence efféminée, et comment toutes ces vexations ont commencé dès son enfance, entre un père qui cherche une puissance masculine rêvée et une mère qui ne se remet pas de la disparition de sa sœur et l’habille en fille. Il nous narre également les brutalités à venir, car Raul sait tout à l’avance, y compris quand il mourra. Il est Cassandre réincarnée. Il sait ce qui adviendra mais personne ne le croira jamais. Et surtout pas qu’il voit Athéna, Arès ou Apollon se mêler à la guerre comme ils l’ont fait sur la plaine de Troie, et que les visions de son existence antérieure viennent se mêler à l’histoire d’une guerre terminée il y a vingt ans. Il ne lui reste qu’à assister au déroulement implacable de sa tragédie.

Marcial Gala, écrivain cubain né en 1965, nous livre un roman puissant, profondément teinté de réalisme magique, sur l’extrême solitude d’un être, sans définition caractérisée, pris dans les rouages de l’histoire mondiale et d’une société qui l’écrase. Son destin est exemplaire des minorités aujourd’hui opprimées et, pour en rendre compte, Gala a eu l’excellente idée d’aller chercher la figure de Cassandre, cette femme à la parole inaudible, témoin absolu de son propre destin, au malheur sans mystère. Raul est une personne sensible malmenée par le totalitarisme qui uniformise les êtres, fracture le monde et prend appui lui-même sur l’Histoire, son colonialisme, son intolérance violente à l’égard du singulier et plus largement sa haine de l’Autre. Raul est autre, blond parmi les bruns, sensible quand on somme un homme d’être fort, femme dans un corps d’homme, et cette distance intime avec soi-même se redouble de celle entre deux identités, Cassandre et Raul, à travers les époques, les cultures, entre le mythe et la réalité. Via ce personnage tragique suspendu entre ce qui est advenu et ce qui advient, victime de dieux qui n’ont plus rien à faire des champs de bataille et s’acharnent sur une femme à travers les âges, Gala nous livre son regard sur la difficulté d’être soi indépendamment de toute injonction – sans désir, sans peur véritable – sur la tristesse des femmes, des minorités sexuelles ou encore des personnes réduites à leur couleur de peau, toutes soumises aux violences immémoriales, et sur le sentiment désabusé de n’y rien pouvoir sinon laisser se répéter tout cela, encore et encore.

Sous la plume de l’écrivain cubain, le mythe, une nouvelle fois, nous rappelle sa puissance matricielle à parler de notre quotidien et souligne l’urgence qu’il peut y avoir à changer notre monde, en entendant toutes les voix et en ne laissant plus aucune Cassandre inaudible.

Arnaud LAIMÉ

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