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Les critiques de Bifrost

Archangel

Archangel

Alejandro BARRIONUEVO, Butch GUICE, Michael ST-JOHN, William GIBSON
GLENAT
19,95 €

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

Il arrive, parfois, que le Destin ou le fil de l’Histoire déraillent. La Seconde Guerre mondiale, dont un aspect de la conclusion est au centre d’Archangel, est tissée elle-même de questions historiques mal résolues, en forme d’occasions manquées ou de moments de basculement que les protagonistes n’ont pas toujours identifiés avant qu’il ne soit trop tard. L’imaginaire en fait sortir les uchronies par la magie du « et si… ? » Ainsi, dans Archangel, c’est au nombre des bombardements nucléaires qui ponctuent la Seconde Guerre mondiale que l’on reconnaît la transition d’une réalité à l’autre : si aux deux d’Hiroshima et de Nagasaki s’ajoute une troisième au-dessus de la ville soviétique d’Arkhangelsk, alors à la Guerre Froide se substitue la « Pax Americana » suivie au début du XXIe siècle de la destruction radioactive. Les derniers hommes, après avoir été les maîtres de la Terre, ne sont pas résignés à perdre le contrôle des destins de l’humanité : il se trouve qu’ils disposent d’un instrument (quantique, ainsi qu’il se doit) par l’intermédiaire duquel une autre réalité leur devient accessible, dans laquelle il leur suffirait d’atomiser Arkhangelsk pour qu’elle devienne conforme à leur propre version de l’Histoire.

Deux points de vue s’opposent dans cette intrigue : celle des principaux antagonistes – représentés par Junior Henderson, fils du PotUS et Vice-Président lui-même, les États-Unis s’étant changés en dictature héréditaire peu de temps après la fin du monde – pour qui la transformation en profondeur du flux historique d’un autre univers est légitime dans la mesure où elle garantit que le jeu puisse continuer sans avoir à en changer les règles (que l’on pourrait sans doute résumer d’un « j’ai fini cette planète, je peux en avoir une autre ? ») ; et celle d’un mouvement de résistance guère plus aux abois que les infects ultimes dirigeants des USA. Derrière cette opposition s’en dessine une autre : celle qui fonde l’équilibre délicat qu’il convient de maintenir entre le bien commun et les intérêts particuliers. Il n’est pas anodin que la continuation de ce conflit – importé depuis un autre flux historique – trouve à s’exprimer en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale finissante. La « Grande Alliance » contre l’Axe vacille sur les ruines mêmes du « Reich de mille ans », montrant que les intérêts particuliers (ceux des nations) peuvent recommencer à l’emporter sur le bien commun (celui de l’humanité). Ce monde, au mois d’Août 1945, est donc mûr pour tomber aux mains des Henderson. La résistance, depuis le futur, va devoir compter sur quelques personnages positifs car plus sensibles – à leur façon et pour leurs raisons – au bien commun.

Uchronique, l’Archangel de Gibson ? Oui, et pour deux raisons dont l’une est en partie involontaire. Dans cette opposition d’idées – l’intérêt particulier avant le bien commun et inversement –, il est difficile de ne pas lire une référence très nette à notre époque actuelle. Notre monde est le descendant de celui de 1945, né au moment des bombardements atomiques sur le Japon : il n’a pas eu à connaître la guerre nucléaire – mais les forces qui conduisent dans cet album au conflit entre les Henderson d’une part et ceux qui leur résistent en 1945 comme en 2016 d’autre part y sont bel et bien actives. À ce titre, le dessin – réaliste et documenté, restituant fort bien pour les scènes berlinoises l’ambiance ambiguë des ruines de la guerre et du demi-monde qui s’était mis à prospérer – contribue tout à fait à cette mise en abyme. La postface de l’album, signée par Gibson lui-même, explicite ce projet dont les origines plongent leurs racines dans un souvenir d’enfance : dissonance historique supplémentaire, il a fallu, après l’élection de Donald Trump, en modifier la fin prévue. L’année 2016 que nous avons connue est donc celle que les personnages positifs d’Archangel rendent possible : nul doute que bon nombre d’entre eux seraient capables d’en penser « tout ça pour ça ! »…

Pour une première expérience en tant que scénariste sur un comics, il semble bien que William Gibson ait réalisé un coup de maître : Archangel saura parler aux amateurs d’histoire alternative, à ceux de romans graphiques et bien sûr à ceux de SF.

Arnaud BRUNET

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