Années 80. Jamie Lynch, impresario-phare et sans scrupule des années 70, est retrouvé chez lui, le cœur arraché, étendu sur une affiche du Nazgûl. La scène rappelle une chanson de ce groupe mythique, qu’interprétait Hobbit, le leader, lorsqu’il s’est fait descendre en 1971, lors du concert de West Mesa. Sandy Blair, ex-contestataire devenu romancier insatisfait, est contacté par le magazine Hedgehog afin d’écrire un article. Sandy a été viré du Hog en 1976, quand la revue underground a dégénéré en publication branchouille. L’auteur accepte, motivé par une curiosité portant à la fois sur le meurtre et le devenir de sa génération, y voyant aussi la possibilité d’écrire « un roman inspiré de la réalité, comme De sang-froid ». Blair embarque à bord de sa superbe Mazda afin de retrouver Gopher, Di Maggio et Faxon, les membres survivants du Nazgûl. Très vite, cette recherche se double d’une quête personnelle, puisque Sandy va croiser ses anciens compagnons de lutte qui, comme lui, ont subi les effets du temps. Entre l’enquête factuelle, les réminiscences nostalgiques et la lucidité au goût amer, le journaliste va très vite comprendre qu’Edan Morse, millionnaire qui jadis finançait de dangereux groupuscules révolutionnaires sous divers pseudonymes, cherche à reformer le Nazgûl au complet.
Initialement paru en 1983, réédité aujourd’hui sous une couverture efficace de Clément Chassagnard, Armageddon Rag est tout sauf un roman nostalgique que l’on rangerait dans une armoire en bois de santal, posé sur une blouse indienne parfumée au patchouli. Si son thème apparent est, pour faire simple, le Flower Power, il ne pouvait être écrit qu’en pleine ère Reagan. Décennie qui a véritablement changé le monde puisqu’elle a instauré pour longtemps l’ère de l’ultralibéralisme. Il y a bien eu victoire de l’Amérique, seulement ce n’est pas celle que d’aucuns préparaient / espéraient. Les pages 211 et suivantes dressent ainsi un constat froid et argumenté d’une génération pour qui tout et trop souriait : « Les années soixante ? Nous étions à côté de nos pompes, des enfants gâtés qui parlaient à tort et à travers, sans rien savoir sur le monde et la façon dont il fonctionne. » Et parce qu’il n’est pas englué dans une mièvrerie nostalghippique, coincé dans la bulle du Yesterday, le roman taille aussi un costume, à épaulettes et manches relevées, aux années 80. A ce titre, Le Dernier magicien de Megan Lindholm, publié trois ans plus tard, parvient exactement aux mêmes effets dans sa description du paupérisme de Seattle et des séquelles du Viêt-Nam. Là où, par contre, des fictions proches formellement d’Armageddon Rag, comme « Whatever » de Richard Christian Matheson, publié dans son recueil Dystopia, ou « Planet of Sound » de Laurent Queyssi et Jim Dedieu paru dans Comme un automate dément programmé à la mi-temps, offrent un rendu séduisant, mais sans véritable objet.
En effet, George R. R. Martin se refuse à décrire une simple forme, quelle qu’en soit sa séduction. Deux détails que l’on pourrait tenir pour secondaires dans la narration illustrent parfaitement cette approche. Tout d’abord la Mazda du héros, à la carrosserie passée au polish, qui acquiert une identité au fur et à mesure que le bordel de boîtiers à cassettes et d’emballages de nourriture envahit l’intérieur. L’automobile devient alors DayDream, compagne d’une road-story. Et puis le triste devenir du magazine Hedgehog, anciennement revue de contre-culture qui s’est transformé en papier toilette glacé, à l’image des bien réels Interview et Rolling Stone. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’un de leurs rejetons à peine viable, Chronic’Art, ait vomi le roman de Martin. Le romancier parle pour dire le rien d’une époque, quand le mag’ tendance franchouille parle pour ne rien dire, et quelque part le sait. La crise qu’évoque Armageddon Rag ne touche ainsi pas les seuls Américains. De nos jours, Warren Ellis parvient à la même conclusion dans Artères souterraines, roman moyen mais qui affirme avec justesse qu’il n’y a plus d’underground possible, de contre-culture puisque tout est donné, à plat et dans le plus complet relativisme, sur le Net. Ou, pour le dire avec Martin : « Sandy avait su autrefois différencier les bons des méchants. A présent, tous étaient identiques à ses yeux. »
Cela, pour l’analyse. Mais il y a aussi l’énergie pure qui monte au fil de la lecture, jusqu’aux explosions des deux derniers concerts, décrits chacun sur plus de vingt pages, aux débordements évoquant le théâtre grec antique, qui nécessitait l’intervention des rhabdouques, service d’ordre de l’époque. Les scènes de public déchaîné annoncent la fureur du Trône de fer.
Une légère réserve toutefois concernant la traduction de Jean-Pierre Pugi. Page 173 : « à se taper le derrière par terre » sonne tout de même très pudibond au vu des protagonistes. Et, plus ennuyeux parfois, le renvoi en notes de bas de page qui paraît arbitraire, précisant des points qui ne le méritent pas vraiment, mais oubliant que, page 332, lorsque Sandy interpelle Gort d’un « Klaatu borada nikto », il est fait référence à l’injonction adressée au robot Gort dans Le Jour où la terre s’arrêta, film de Robert Wise (1951). Disons que la traduction est tout à fait recevable, mais nous fait parfois regretter l’approche de Jean Bonnefoy.
Armageddon Rag prouve de façon brillante, comme seuls quelques rares romans y parviennent, que la fiction littéraire exprime parfois plus fidèlement le réel que des essais à prétention objective. On ne croit pas aux morceaux des Nazgûl, on sait que l’on a rangé leurs albums quelque part.