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Les critiques de Bifrost

Arrêt sur enfance

Manuela DRAEGER, Manuela DRAEGER
L'OLIVIER
156pp - 19,50 €

Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119

Le post-exotisme est sur le point de s’éteindre… La plupart des représentants de l’un des plus extraordinaires mouvements de l’Imaginaire francophone ont d’ores et déjà exhalé leur dernier souffle littéraire. Antoine Volodine en premier lieu (puisqu’il est en réalité l’unique créateur d’un courant dont la fascinante hétéronymie entretient l’illusoire multiplicité) qui produisit en 2024 son ultime geste post-exotique, Vivre dans le feu (cf. Bifrost n° 115). Il fut précédé par Lutz Bassmann et Elli Kronauer (autant d’alter égos volodiniens), le premier faisant ses adieux au post-exotisme avec Black Village (Verdier, 2017), le second s’en retirant dès 2001 avec Mikhaïlo Potyk et Mariya la très blanche mouette. Ce texte parut chez L’École des Loisirs, s’inscrivant dans la veine enfantine du post-exotisme dont participa encore Manuela Draeger, double féminin d’Antoine Volodine et qui nous intéresse ici. Si celle-ci écrivit nombre de récits pour la jeunesse (onze d’entre eux figurent au catalogue de L’École des Loisirs), elle s’est aussi adressée à un public adulte, notamment avec Kree (cf. Bifrost n° 99). Apparemment aussi coriace que l’héroïne dure-à-cuire de son précédent roman, Manuela Draeger est donc la dernière des post-exotiques à se faire entendre avec Arrêt sur enfance… Du moins individuellement, puisque celle-ci mêlera sans doute sa voix à celles de ses compagnons en post-exotisme lors de l’annoncé Retour au goudron, œuvre chorale du collectif (bien évidemment post-exotique) Infernus Iohannes.

Avant de se faire témoin du soubresaut final du mouvement, assistons pour l’heure à son pénultième, c’est-à-dire cet Arrêt sur enfance à plus d’un titre terminal… Comme toujours dans l’univers post-apocalyptique qu’est in essentia celui du post-exotisme, il y est d’abord question de fin du monde. Le nôtre, car le roman emmène en un futur indéterminé où « le système du temps a changé, les calendriers ont brûlé, la plupart des mécanismes de la vie et de la survie […] sont inaccessibles ». De l’humanité telle que nous la connaissons, il ne reste pas non plus grand-chose. Si ce n’est de nébuleux « descendants d’humains » côtoyant « des momies et autres monstruosités », dont l’état chroniquement morbide semble annoncer une extinction prochaine. Il demeure cependant à ce pandémonium agonisant tout juste ce qu’il faut de force pour maintenir sous sa coupe concentrationnaire les enfants du no future post-exotique. Qualifiés par leurs geôliers de « perdus », ces avatars eschatologiques des Lost Boys de Peter Pan sont des bambins aussi singuliers que ceux de Barrie. Comme pour eux « l’âge n’a aucune importance. Onze ans ou vingt ans, ou trente-trois ans, aucune importance ». Cataclysme post-exotique oblige, leur existence figée n’a cependant rien de ludique. Non seulement incarcérés dans un camp perpétuel, il leur incombe encore l’écrasante obligation de s’assurer du retour du jour au terme d’un rituel aussi barbare qu’étrange. Déployant alors une paire d’ailes épuisées leur permettant à peine de s’élever d’un sol ravagé, l’un ou l’une d’entre eux doit aller immoler nuitamment celui qu’on nomme « le Gros », Bouddha grotesque d’une ère sans dieu, pour garantir le lever d’un soleil moribond…

… jusqu’à ce que la cérémonie cauchemardesque tourne court un jour, ou plutôt une nuit, et que le semblant d’espoir qu’était la fragile fin de la nuit s’éteigne. Le monde menace alors de sombrer dans une nuit éternelle. Et c’est donc le récit à la fois hypnotique et désespérant d’un indépassable terminus que propose Arrêt sur enfance. Sans doute Draeger (alias Volodine) compose-t-elle là l’un des plus sombres récits de la geste post-exotique. D’une force incantatoire inentamée, l’écriture y est exempte de l’humour éclairant (fugitivement) les textes précédents de l’auteur, lui conférant in fine les allures d’un requiem aussi splendide qu’implacable…

 

Pierre CHARREL

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