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Les critiques de Bifrost

As-tu mérité tes yeux ?

Eric LAROCCA
LE BÉLIAL'
176pp - 12,90 €

Critique parue en avril 2025 dans Bifrost n° 118

Agnes Petrella, jeune femme perturbée connaissant des difficultés financières, se résout à vendre un objet qui lui est cher, un épluche-pommes hérité de sa grand-mère. Au lieu de passer son annonce sur un site dédié, elle la publie sur le forum queer dont elle est une habituée. Parmi les réponses haineuses se distingue la demande de Zoe Cross, qui se dit intéressée. Au fil de leurs échanges, une relation trouble va se nouer entre elles. Non seulement Zoe est prête à acheter l’objet chéri d’Agnes, mais elle lui propose une aide financière — acceptée avec joie. Ce n’est que le début d’un engrenage auquel Agnes va se laisser prendre, tantôt avec réticence, tantôt dans un abandon absolu. Jusqu’à la fin, inéluctable…

Une fin exposée dès les premières pages du récit, qui se présente comme une transcription des échanges d’Agnes et de Zoe, due à un auteur anonyme ayant à cœur de restituer les faits, dans la mesure où le lui permet l’enquête de police en cours.

Ce processus de distanciation est des plus efficace : nous ne disposons que des traces laissées par les deux protagonistes ; pas question ici de connaître leur point de vue tel que l’aurait distillé l’auteur, pas question non plus d’identification. Libre à nous de trier le vrai du faux, le réel du fantasmé. Autre distanciation : les faits ici exposés datent d’une vingtaine d’années. Quelles sont les conclusions de l’enquête ? Nous n’en saurons rien. Mais rassurez-vous, ce qui transparaît du récit suffira à vous faire dresser les cheveux sur la tête — à tout le moins.

Dans un essai sur Stephen King publié en 1986 (1), Michael McDowell attribuait la réussite de celui-ci à son art d’imprimer au récit un rythme bâti sur un jeu entre l’imprévu et l’inévitable. Eric LaRocca a parfaitement retenu cette leçon et sa novella en est une brillante démonstration. Le lecteur sait ce qui va advenir, et quand il est choqué il n’est pas toujours surpris, mais il l’est parfois, et donc doublement choqué, jusqu’à arriver pantelant à la dernière page. Du grand art. Par ailleurs, LaRocca, s’il est résolument contemporain dans son approche, se place dans la continuité de l’horreur telle qu’elle s’est développée dans les années 1970 : la petite ville de Henley’s Edge sert de cadre à plusieurs de ses histoires, à l’instar de Castle Rock pour King (et de tant d’autres exemples). Mais des critiques ont aussi relevé chez lui l’influence de Clive Barker — As-tu mérité tes yeux ? rend hommage de façon explicite à la nouvelle « Terreur » (dans le recueil Une course d’enfer, dont la dernière édition nous ramène en 2001, chez J’ai Lu), Barker, dont Lucius Shepard disait, au début des années 1990 : « Il s’est emparé des vieux mythes de l’enfer et des ténèbres catholiques — la tradition européenne de l’horreur — et les a peuplés de ses propres créations (2) ». C’est exactement la démarche de LaRocca, à preuve l’imagerie chrétienne qui imprègne son récit : une pomme, un jardin avec un reptile, une crucifixion (et un personnage nommé Cross), une conception (plus ou moins) immaculée… que vous faut-il de plus ?

Genre jadis florissant, l’horreur américaine s’est réfugiée dans l’underground pendant des années, pour resurgir récemment et intéresser les éditeurs français — à condition qu’elle soit labellisée « noir » ou « thriller ». Espérons que nous lirons de nouveau Eric LaRocca, il en vaut la peine, surtout lorsqu’il est traduit avec autant d’élégance et de sensibilité qu’ici — bravo à Mélanie Fazi.

1. « The Unexpected and the Inevitable », in Kingdom of Fear, Tim Underwood & Chuck Miller, éds. [NdA]

2. Entretien avec Jack Dann, publié par celui-ci dans un opuscule intitulé Reading the Entrails, Satalyte Publishing, 2015. [NdA]

 

 

 

Jean-Daniel BRÈQUE

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