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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88

Cinquième ouvrage collectif paru aux éditions la Volte, Au Bal des actifs prend à bras le corps un thème social devenu sociétal, une question morale s’étant muée en programme politique, faisant de la science-fiction le vecteur de son auscultation. Sous la direction de Anne Adàm, douze auteurs francophones, jeunes pousses et habitués du genre, déclinent leur vision de l’avenir du travail, avec en guise de conclusion une postface de Sophie Hiet, cocréatrice de la série Trepal lium diffusée sur Arte. Dans des registres différents oscillant entre la dystopie, l’anticipation, le récit post-apocalyptique, la nouvelle e-pistolaire et l’exercice de style, ils s’improvisent lanceurs d’alerte, extrapolant les dynamiques et souffrances présentes pour imaginer l’évolution de « l’actif » travail et de son corollaire, le chômage. Le résultat, souvent anxiogène, laisse fort heureusement planer quelque espoir, des raisons d’envisager l’avenir autrement, comme on va le voir.

Le futur du travail dessiné par l’anthologie est en effet empreint de noirceur. Dans un monde où les techniques managériales utilisent les technosciences pour soumettre et contrôler l’individu, l’émancipation ne semble plus au cœur des préoccupations démocratiques. Automatisation et robotisation rendent le travail obsolète et poussent l’homme au chômage, à l’hyper-précarité ou à l’oisiveté forcée. Pas de quoi se réjouir dans une société de marché où chacun voit ses compétences évaluées, notées, jaugées en temps réel, la performance et la popularité remplaçant la satisfaction du travail bien fait. Bore-out, burnout, bullshit jobs, esprit de compétition, inégalité génératrice d’ascension sociale constituent l’ordinaire d’une population aveuglée par le consumérisme et le miroir aux alouettes de la fin du travail et de l’auto-entrepreneuriat. Les futurs proposés par les douze auteurs au sommaire de l’anthologie sont ainsi redondants et guère enchanteurs. Leurs motifs inquiètent. Fort heureusement, Au Bal des actifs ne se contente pas de jouer le rôle de lanceur d’alerte. Certaines visions donnent des raisons d’espérer. Elles ouvrent les possibles, redonnent une valeur sociale et collective au travail afin de lutter contre l’atomisation des emplois individuels. Elles esquissent enfin des mondes plus solidaires, fraternels et chaleureux, échappant ainsi au carcan néo-libéral et faisant mentir TINA.

Parmi les textes au sommaire de l’anthologie, on retiendra surtout « Nous vivons tous dans un monde meilleur » de Karim Berrouka et sa cité totalitaire toute entière fondée sur l’accomplissement de tâches absurdes et vides de sens. Mais également « Vertigeo » d’Emmanuel Delporte et son univers vertical immersif. Sans oublier les nouvelles de Norbert Merjagnan et d’Alain Damasio, « co ve 2015 » et « Serf-made-man ? », un foisonnement conceptuel et langagier stimulant, hélas alourdi par une narration par trop didactique. On aurait aimé en effet qu’ils se montrent plus suggestifs au lieu de nous faire la leçon. On s’amusera enfin avec « Le Parapluie de Goncourt » de Léo Henry, sorte de work in progress et de mise en abyme autour d’une rencontre entre Flaubert et Goncourt sur fond de répression des communards, sans oublier « Parfum d’une mouffette » de David Calvo et le portrait grinçant qu’il dresse de la condition d’écrivain.

Loin d’être un luxe, comme Rêver 2074, publiée par le Comité Colbert, l’anthologie Au Bal des actifs se révèle une lecture salutaire, même si l’on peut déplorer sa relative frivolité quant aux aspects les plus spéculatifs que le sujet pouvait laisser présager.

Laurent LELEU

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