Marcel THEROUX
PLON
300pp - 22,00 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Shérif d’un bourg désolé dans le Nord de la Sibérie, Makepeace y vit dans la plus complète solitude. Après sa patrouille, colt au côté, Makepeace récupère les livres abandonnés, bien que la lecture lui donne mal à la tête. Quand on est seul à ce point-là, et plongé dans l’absurde d’un monde qui s’est effondré, tout comme l’utopie qui devait permettre de sortir de cet effondrement, ça ne fait pas grande différence d’être shérif ou non, d’être un homme ou une femme, mort ou vivant. Pourtant Makepeace est une femme, vivante, et ça changera tout. L’arrivée de Ping, qui s’est échappée d’un convoi d’esclaves, lui redonne un peu d’humanité. La robinsonnade ne durera pas longtemps, hélas, la vie se donne et se perd vite. Makepeace plongera dans le désespoir, avant qu’un avion ne s’écrase près de son village au moment où elle voulait en finir. Cette rareté technologique, symbole du monde disparu, lui fait comprendre qu’une certaine humanité a pu être préservée, quelque part. Makepeace va seller son cheval et se mettre en quête. Elle trouvera des camps, des tortionnaires, des zones mortifères, et la vie, malgré tout.
Far North, tel est le titre anglais de ce roman enfin réédité, et ça en dit autrement que sa traduction. Le Far North en lieu et place d’un Far West. Et il s’agit bien d’un roman d’aventure, de trappeurs, d’Indiens, de chevauchées, de lutte contre la mort dans une nature extrême qui oscille entre un hiver long et redoutable et un été court et éprouvant. Ne serait-ce que cela, c’est déjà suffisamment bien fait pour en mériter la lecture. Mais la traduction du titre donne intelligemment à penser tout au long de la lecture : le nord, lieu de l’action, le grand nord même, mais aussi le point cardinal de référence, celui qui oriente toute notre représentation du monde, celui du bon sens et du pragmatisme qui « ne perdent jamais le nord ». Le dérèglement climatique a eu raison de notre civilisation et quelques colons sont partis au nord du monde pour trouver un peu de fraîcheur, d’espaces vierges, et fonder une nouvelle société, libérée des lois sinon de celle de Dieu. Il y fallait oublier tout ce qu’on a connu et repartir à zéro. À sa façon, Theroux nous fait revenir aux aspirations premières des colons américains qui, comme l’analysait Tocqueville, voulaient combiner esprit de religion et esprit de liberté, et une certaine ignorance qu’ils pensaient salvatrices, autant d’aspirations qu’on retrouve aujourd’hui en de multiples points du globe. Mais la question lancinante que nous pose le roman est la suivante : est-il raisonnable de croire qu’on peut survivre seul et dans l’oubli ? Cela fait-il sens, comme le nord sur une carte ? Aussi mortifère soit notre civilisation, doit-on la balayer d’un revers de main ? Ses savoirs et ses technologies nous rendent bien peu aptes à survivre dans une nature avec laquelle nous avons perdu contact. Pour autant, nous portons notre histoire et notre humanité, il faut l’élucider sans cesse car elle ne cesse de prendre chair : Makepeace, elle, le saura mieux que quiconque.
On pense bien sûr à Volodine, à Gouzel Iakhina, à Dans la forêt de Jean Hegland, ou bien encore, évidemment, à La Route de Mac Carthy. La narration est claire, menée avec simplicité et efficacité. Privilégiant la complexité du réel et de nos urgences à toute posture militante, ce livre fait réfléchir. Dans sa postface, Murakami le résume très intelligemment : « Jamais auparavant je n’avais lu de livre qui m’ait autant donné envie de demander aux gens ce qu’ils en pensaient. »