Claude ECKEN
L'ATALANTE
256pp - 14,90 €
Critique parue en avril 2012 dans Bifrost n° 66
Pour son nouveau livre, Claude Ecken s’est essayé à un exercice périlleux. Ni roman, ni recueil de nouvelles à proprement parler, Au réveil il était midi apparait davantage comme une collection de récits, de portraits et de scènes de la vie quotidienne, qui, mis bout à bout, dressent un tableau assez exhaustif de notre société et de son très proche avenir. Expulsion d’une famille de squatters, contrôle de gendarmerie qui dérape, parcours du combattant d’une mère célibataire au chômage contrainte de faire face à une accumulation de petites tracasseries administratives, jeune prof d’histoire-géo victime d’une vendetta absurde, chaque nouveau récit prolonge le précédent et permet à l’auteur d’identifier et d’analyser les grandes tendances à l’œuvre dans la société française d’aujourd’hui, qu’il s’agisse du désengagement progressif de l’Etat de certaines de ses fonctions, de la dégradation de la situation économique et so-ciale, ou du fichage de plus en plus précis et de moins en moins facultatif de chaque citoyen, entre autres thèmes abordés.
Les écueils potentiels pour un tel projet sont nombreux. Le premier aurait été de faire de ces histoires intimes des récits édifiants et/ou larmoyants. Ce n’est jamais le cas. Claude Ecken ne surjoue pas la carte de l’émotion, réservant à quelques passages forts des scènes d’une belle humanité, et l’empathie que l’on peut ressentir pour les personnages ne se substitue pas à l’analyse rigoureuse et argumentée des situations qu’il décrit. De même, il évite tout manichéisme en mettant en scène une large palette d’individus, issus de tous les milieux, dont il nous décrit le quotidien avec un sens du détail et de la nuance qui donne à la fois de l’épaisseur aux personnages et du poids à son propos. Enfin et surtout, l’auteur s’interdit de porter tout jugement moral sur ses protagonistes, qu’il se contente d’observer et de décrire de manière aussi objective que possible.
L’autre grande erreur aurait été de faire d’Au réveil il était midi un pamphlet revendicatif et provocateur, au détriment de toute ambition littéraire. Un piège que déjoue Claude Ecken en travaillant tel un orfèvre la forme de chacun de ses récits, portés qui plus est par une écriture où l’élégance le dispute à la précision.
Il serait également trop réducteur de ne voir en ce roman qu’un réquisitoire contre la politique française de ces dernières années. Certes, la plupart des sujets abordés font écho à nombre de débats qui ont agité la scène politique et médiatique depuis 2007, et l’auteur s’amuse même à pasticher un discours présidentiel qu’il nous restitue plus vrai que nature. Mais sa réflexion s’inscrit dans un cadre plus large que le seul plan national, et met à jour des phénomènes plus profonds, dont la politique gouvernementale actuelle ne constitue qu’une manifestation parmi d’autres. De ce point de vue, il est intéressant de noter que, sur de nombreux aspects, le diagnostic que fait Claude Ecken rejoint celui que dresse Cory Doctorow dans son récent Little Brother. A distance et dans un contexte fort différent, l’un comme l’autre s’inquiètent des méthodes de surveillance et de fichage de plus en plus élaborées et sournoises, des pratiques policières de moins en moins encadrées, ou encore de voir la défiance de l’Etat s’accroitre à l’égard de ses propres citoyens — soupçonnés de terrorisme chez l’un, de fraude chez l’autre —, autant d’accrocs à la démocratie dont le poids est supporté par l’ensemble de la communauté, souvent avec son assentiment d’ailleurs. Au réveil il était midi évoque également certaines œuvres de Ballard (on ne s’étonnera pas que le narrateur de l’une des nouvelles se nomme Jim Graham) dans sa manière d’amplifier quelque peu certains traits de notre société pour mieux mettre en lumière les principales forces qui l’animent. C’est ce qui en fait un livre remarquable et une lecture indispensable, notamment en ces temps électoraux, mais pas seulement.