Catherine L. MOORE
LE PASSAGER CLANDESTIN
144pp - 9,00 €
Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106
Catherine Moore débute sa carrière dans les années 1930. Sa nouvelle la plus célèbre est son premier texte publié professionnellement , « Shambleau », sortie dans la revue Weird Tales en 1933. Elle signe alors avec ses initiales – C. L. Moore – et écrit de nombreux récits ambitieux et à contre-courant de la production SF de son temps, mettant en scène des personnages principaux féminins et s’attaquant à la sexualité ou à l’aveuglement de l’humanité – autant de thèmes qui seront largement développés par les auteurs et autrices à partir des années 1960. Si elle est déjà considérée comme talentueuse par ses pairs de l’époque, elle gagne encore en notoriété grâce à ses œuvres coécrites avec son mari Henry Kuttner sous le pseudonyme commun de Lewis Padgett. Dans Aucune femme au monde, une novella de 1944, Moore réinvestit la figure du gynoïde et nous parle des arts et des sciences. La réédition du Passager Clandestin propose une traduction revue par Dominique Bellec et accompagne le texte d’un dossier de contextualisation salutaire pour une autrice injustement négligée dans le domaine francophone.
Deirdre est une artiste célèbre : danseuse et chanteuse de talent, d’une beauté à portée universelle, elle est la première femme adulée sur tous les continents. Las, un soir, elle périt dans un incendie. Alors que le monde entier la pleure, Maltzer, un brillant scientifique, récupère son cerveau et travaille à la conception d’un corps de substitution. Le récit démarre au moment où Harris, son ancien impresario, est invité chez Maltzer pour rencontrer la nouvelle Deirdre. Mais les prouesses technologiques semblent avoir quelques effets secondaires. Deirdre peut-elle rester humaine dans un corps mécanique ?
Si le récit semble initialement se perdre dans la description de ce corps artificiel, la structure en huis clos avec trois personnages glisse assez vite vers un débat sur l’acceptation de la différence, l’éthique des sciences et la compréhension de l’essence humaine. Rien n’est laissé au hasard, et les discours les plus lyriques de Maltzer apparaissent a posteriori comme des pièces d’un puzzle justifiant l’incertitude finale.
Les tropes du cyborg et du robot ont été largement traités par la SF, mais si ce texte, riche et convaincant, nous fait l’effet d’un déjà vu, c’est qu’il constitue, pour un lectorat contemporain, un syncrétisme brillant des imaginaires antérieurs tout autant qu’il rappelle les meilleures œuvres postérieures du registre. La femme-machine fait écho à Maria dans Metropolis de Fritz Lang, auquel le dossier en postface fait aussi référence. L’artiste adulée et disparue, quant à elle, renvoie à La Stilla dans Le Château des Carpates de Jules Verne. Comme pour celle-ci, l’ingénierie créée pour maintenir son image aura quelques difficultés à la faire revivre réellement. Le tout servi par une narration hitchcockienne quant à sa gestion de la tension dramatique. Une novella chaudement recommandée, en somme, tout en maîtrise et en intelligence, qui rappelle de façon bienvenue l’importance un brin négligée de Catherine Moore.