Kim Stanley ROBINSON
BRAGELONNE
480pp - 25,00 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
Dans la bibliographie de Kim Stanley Robinson (KSR), Aurora, publié en VO en 2015, se place entre 2312, au solide univers mais incapable de raconter une histoire, et Red Moon, qui en narrait plus ou moins correctement une mais péchait au niveau d’un contexte lunaire décevant. Se pose donc la question de savoir comment ce roman va se situer, et les interrogations augmentent encore à la lecture de la quatrième de couverture, où le résumé ne fait que quelques phrases. Et pour cause…
En effet, si le point de départ est clair (un vaisseau générationnel est dans la phase finale de son approche de Tau Ceti et de ses planètes), et si, pendant un bon tiers, le roman suit la partition qu’on imagine, l’auteur va ensuite lui faire prendre un tournant complètement inattendu qui en occupera les deux tiers suivants et qui explique la discrétion de la quatrième. Qui mentionne aussi une citation du Guardian selon laquelle il s’agirait du meilleur livre de KSR depuis la « Trilogie martienne », voire de son meilleur tout court. On se calme ! Volume unique, narration plus maîtrisée que dans 2312, univers plus abouti que dans Red Moon, rythme et intérêt constants quasiment d’un bout à l’autre et profondeur des thématiques traitées, Aurora a tout pour plaire, oui, surtout à celui qui ne connaît pas la prose de KSR ou n’y adhère guère d’habitude. Mais non, il n’éclipsera pas la «Trilogie martienne », monument du planet opera à la richesse hors-norme.
On peut découper l’intrigue en plusieurs phases : la première montre le vaisseau en transit vers Tau Ceti, parle d’écologie et de sociologie ; la seconde concerne l’arrivée, bascule dans le planet op’, montre que KSR est aussi à l’aise pour décrire un monde extrasolaire fictif que lorsqu’il parle de Mars ; la troisième revient sur l’aspect sociologique, fait émerger une vraie IA (qui, d’ailleurs, est supposée être l’autrice du récit, ce qui mène à un savoureux jeu avec le lecteur : par la voix de ses personnages, KSR critique son propre roman !), nous fait vivre la fascinante introspection d’une conscience artificielle (et propose un livre aussi anti- « Singularité = fin du monde » que possible) ; la quatrième est un festival de Hard SF, avec un basculement de la thématique du vaisseau-arche et une utilisation de la mécanique orbitale qui aurait donné un orgasme à Arthur Clarke ; enfin, l’ultime partie nous reparle d’écologie, mais sous une forme différente. L’ensemble est passionnant de bout en bout (ou quasi), sous quelque aspect (SF, sociologique, scientifique, écologique, etc.) que ce soit, pour peu qu’on oublie les quelques dizaines de pages de fin, sans intérêt.
KSR imagine les libertés qu’il faudra sacrifier pour qu’un vaisseau à générations fonctionne (celle de choisir quel métier exercer, où habiter, quand et si faire un enfant), les mesures à adopter si la mission déraille (et dans les deux cas, ce qui est acceptable ou non), les dangers biologiques du syndrome d’insularité, le fait que le débarquement est aussi délicat que le voyage, mais que le vrai danger ne vient pas d’une phase planifiée difficile, mais bel et bien de ce qui arrive quand l’imprévisible surgit. Comment faire si l’option A est caduque mais qu’il n’y a pas de consensus sur la B ? Que faire si cela menace de déclencher une guerre civile ?
Au final, cette parabole écologique, qui, en parlant d’un vaisseau-monde (thème SF où ce roman s’impose désormais comme une référence), crie l’urgence de respecter le nôtre, montre que l’humain est inadapté à l’univers et quantité négligeable face à la puissance de la vie… microbienne (résolvant ainsi d’une étonnante façon le paradoxe de Fermi). Sans oublier de dénoncer l’idiotie, presque le crime, d’une génération narcissique qui, lançant des vaisseaux vers d’autres étoiles, condamne à la souffrance leurs descendants, les animaux et les astronefs eux-mêmes. Paradoxalement, Aurora constitue ainsi autant une ode à l’astronautique qu’un violent réquisitoire contre son utilisation à la légère. Et replace le crucial au centre du jeu : le bien-être de l’humain et de son environnement. Essentiel.