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Les critiques de Bifrost

Aux origines de la pop culture

Loïc ARTIAGA, Matthieu LETOURNEUX, (non MENTIONNÉ)
LA DÉCOUVERTE
192pp - 20,00 €

Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109

En France, l’immédiat après-guerre vit fleurir quantité de maisons d’édition, souvent éphémères, parmi lesquelles deux se montrèrent particulièrement prospères et innovantes : les Presses de la Cité et le Fleuve Noir, qui finirent par unir leurs destinées en 1963. Hachette avait alors le monopole de la distribution en librairie et, pour survivre, les deux nouveaux venus devaient non seulement se distinguer des éditeurs en place, mais aussi échapper à l’emprise de « la Pieuvre verte ». Dans ce but, ils choisirent comme points de vente les petits commerces puis les grands magasins, et, surtout, se forgèrent une identité contrastant fortement avec celle de leurs concurrents « légitimés » : aux Presses de la Cité les best-sellers et les romans populaires, le plus souvent importés des USA, au Fleuve Noir une brassée de collections, tout aussi populaires, animées par une écurie d’auteurs français.

Ce livre retrace la genèse puis l’évolution de ces deux éditeurs, des origines à nos jours, en détaillant les crises qui les ont secoués et qui ont rythmé leur histoire parfois chaotique. Déjà connus pour des ouvrages portant sur la littérature populaire, les auteurs ont bénéficié d’un accès aux archives des Presses comme du Fleuve – du moins à celles qui ont survécu –, mais aussi de certains de leurs auteurs. Loin de se consacrer aux seules vedettes – Frédéric Dard, Georges Simenon, Jean Bruce… –, ils examinent de près des auteurs parfois oubliés aujourd’hui, mais dont l’importance à l’époque était considérable (Paul Kenny).

Autant le dire tout de suite, il est surtout question côté Fleuve Noir des collections « Policier » et « Espionnage », « Anticipation » n’ayant droit qu’à la portion congrue. De façon générale, on peut reprocher sa brièveté à cet ouvrage, en espérant toutefois qu’il ne s’agit que de l’esquisse d’un projet de plus grande ampleur. Toujours est-il que les parties consacrées aux flics et aux barbouzes sont passionnantes, en ce sens qu’elles donnent une bonne idée des enjeux idéologiques des Trente Glorieuses et de la décolonisation.

Ce qui frappe, une fois terminée la lecture d’Aux origines de la pop culture, c’est le parallèle que l’on peut faire avec d’autres structures éditoriales dans des contextes fort différents : les éditions Dupuis dans celui de la bande dessinée franco-belge, et les Marvel Comics dans celui des comics américains. Dans tous les cas, on a une entreprise familiale qui, au fil de sa progression, passe de l’artisanat à l’industrie, puis se retrouve engloutie par une corporation dont elle finit par devenir un rouage, certes utile mais tout à fait secondaire, du simple fait que les enjeux ont changé : ce qui aujourd’hui passe au premier plan, ce n’est pas le livre mais le cinéma, la télévision et les jeux vidéo. Comme le remarquent Artiaga et Letourneux, il est significatif que le Fleuve Noir, au moment où ses collections de romans français périclitaient, se soit lancé dans les novelisations de séries télé.

Mais la structure même de son fonctionnement laissait présager une telle évolution : que ce soit dans les registres du policier, de l’espionnage ou de l’anticipation, l’éditeur ne souhaitait pas tant développer des auteurs que se constituer une écurie de « fournisseurs de contenu », comme on ne disait pas encore. Pour l’écrivain – « le forçat de l’Underwood », dixit Gilles Maurice-Dumoulin –, c’était là une situation confortable s’il assurait une production régulière, mais il pouvait être brutalement remercié quand il ne correspondait plus aux besoins de l’éditeur.

C’est ainsi que, dans le domaine de la SF, on a vu au tournant des années 1980 disparaître du catalogue des « historiques » comme Richard-Bessière, Maurice Limat et Jimmy Guieu, et, une quinzaine d’années plus tard, la collection « Anticipation » elle-même passer à la trappe, laissant sur le carreau ce qu’on a appelé la « génération perdue » (Wagner, Pagel, Ecken…).

Un livre vivement recommandé, ne serait-ce que pour les révélations qu’il dispense grâce à une exploitation intelligente des archives, et pour les documents internes qu’il propose. Quant à savoir ce que la littérature de SF peut retirer de cette « pop culture inepte et marketée en vue d’un marché monde abêtisé à des fins mercantiles », en Bifrosty la question est tranchée depuis longtemps.

Jean-Daniel BRÈQUE

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