Depuis une douzaine d'années, Greg Egan jouit en France d'une excellente réputation, surtout de nouvelliste. Aussi peut-on s'étonner qu'Axiomatique, dont la VO date de 1995, n'ait été que partiellement édité à ce jour. Les mystères de l'édition sont insondables, et ce recueil était bien parti pour devenir un livre maudit. Mais enfin le voilà, lui et bientôt deux autres volumes, toujours au Bélial'.
Egan a détrôné William Gibson comme auteur emblématique de l'époque. Sylvie Denis et Francis Valéry d'abord, puis Gérard Klein, Gilles Dumay, Olivier Girard et Quarante-Deux ont entrepris de révéler Egan au public francophone. C'est dans la forme courte que cet Australien donne sa pleine mesure. Ses romans n'ont pas la même force, Téranésie étant même franchement quelconque. Le souffle épique, le sens du romanesque sont des qualités dont Greg Egan n'est que parcimonieusement pourvu ; par contre, c'est un authentique visionnaire. Personne mieux que lui ne sait mettre en scène l'impact social et humain des nouvelles technologies, et tout particulièrement des avancées médicales. Il est la vivante illustration de la science-fiction considérée comme une littérature d'idées. Parce que d'idées, il en regorge. Malgré cela, jusqu'à présent, qui voulait lire les nouvelles d'Egan s'engageait dans un véritable parcours du combattant : outre les deux courts recueil parus naguère chez DLM et depuis très épuisés, Notre-Dame de Tchernobyl et Axiomatique (contenant quatre nouvelles reprises ici — 4, 6, 7 et 13), il lui fallait les chercher ici et là en revue, et dans diverses anthologies. Il aura fallu pas moins de dix ans et de trois tentatives éditoriales pour que ce recueil voie enfin le jour en français dans son intégralité. Tout vient à point à qui sait attendre, mais tout de même…
1 — « L'Assassin infini » nous montre à l'œuvre un tueur omniprésent dans quantité d'univers parallèles et chargé de liquider les incarnations de drogués engendrées par l'usage d'une substance qui leur permet de voyager entre les univers tout en les déstabilisant de plus en plus. Ce texte n'est pas typique de la manière Egan, mais c'est un des récits les plus actifs.
2 — « Lumière des événements ». Un astronome a découvert des galaxies à temporalité inversée. C'est-à-dire qu'au lieu que les photons provenant du fond de l'espace frappent le télescope, ils le quittent pour plonger dans le passé et rejoindre l'étoile, à rebours. Grâce à de gigantesques jeux de miroirs spatiaux, on parvient à envoyer ainsi des messages dans le passé et, donc, à connaître l'avenir. La science va-t-elle triompher du libre-arbitre ou pourra-t-on faire mentir les massages venus du futur ?
3 — « Eugène ». Dans cet avenir où l'on achète quasiment sa progéniture en kit, si l'on a gagné à la loterie, on peut s'offrir l'enfant le plus merveilleux dont on puisse rêver. Ne se pourrait-il pas que la mariée soit trop belle ? Que l'enfant ne soit TROP parfait ? Que les Pygmalion soient pris à leur propre jeu ?
4 — « La Caresse » évoque les rapports malsains, quasi incestueux, que l'Art et l'Argent entretiennent. Pouvoir de l'Art, pouvoir pour l'Art qui ouvre sur un hédonisme par-delà bien et mal, qui échappe à la morale et, donc, à l'humain. Le créateur, l'artiste en vient à s'investir d'un pouvoir tel qu'il s'apparente au surhomme nietzschéen, s'élève et élève l'Art au-dessus du jugement. Un texte fort.
5 — « Sœurs de sang » est cependant mon préféré et j'aimerais connaître l'avis d'un professionnel de la santé et de la fiction tel que Martin Winckler à son sujet. C'est un récit à la fois dur et touchant. Deux jumelles : l'une meurt en Afrique, l'autre vit en Amérique. Pour tester un médicament, l'industrie pharmaceutique l'administre à l'une, et à l'autre un simple placebo. Ça fait réfléchir et donne froid dans le dos.
6 — « Axiomatique », qui prête son titre au recueil, est l'archétype de la nouvelle eganienne. En plein dans le motif central de l'œuvre de l'Australien. Les états de conscience, les choix moraux ne sont-ils que des axiomes que l'on peut altérer avec des implants cérébraux ? Par exemple, pour acquérir le mépris de la vie humaine nécessaire à un homicide quand on n'est pas un tueur né ? Mais dès lors que l'humanité ne vaut plus rien, à quoi bon la venger ?
7 — « Le Coffre-fort » reste l'un des points faibles du recueil. Un enfant martyr a acquis l'étrange pouvoir de migrer chaque nuit, durant son sommeil, d'un corps à un autre, sans contrôle. Eviter de trop perturber la vie de son hôte d'un jour et se forger néanmoins une identité n'est pas si facile que ça…
8 — « Le Point de vue du plafond » est l'un des textes les plus étranges de ce recueil, où le personnage vit une expérience de décorporation. Il se voit du plafond, comme s'il y était, regardant son corps en contrebas, mais reçoit les informations par le truchement de son corps réel. En fin de compte, l'histoire, qui se conclut par l'exploitation médiatique de la situation, nous laisse sur notre faim.
9 — « L'Enlèvement » est peut-être un peu moins surprenant mais bien mieux réussi. Quand on saura créer de véritables copies conformes d'un être humain, pour l'immortaliser par exemple, ne suffira-t-il pas simplement d'un rapt virtuel ? Menacer de faire souffrir une copie dont on se sera emparé aura-t-il la même influence qu'un rapt réel en permettant d'obtenir tout aussi bien une rançon. Egan livre là son récit le plus psychologique mais pas le moins intéressant.
10 — « En apprenant à être moi » nous fait découvrir le dispositif Ndoli. Un cristal de réseaux neuraux imite parfaitement le cerveau. Quand ce dernier vient à se dégrader avec l'âge, le cristal prend le relais pour l'éternité… Egan pose une fois encore sa question favorite, celle qui l'intéresse vraiment et donne une teinte philosophique à son œuvre : Et ça, c'est humain ?
11 — « Les Douves ». Très beau texte, simple, parlant et fort, avec la mise en abîme du racisme primaire, avoué et revendiqué, de pauvres qui redoutent la concurrence de plus pauvres et désespérés qu'eux et celui, discret, secret, de la classe dominante, qui s'affranchit de son humanité même pour créer une frontière plus infranchissable qu'aucun mur. Ceux qui réclament un mur et ceux qui édifient un mur génétique pour, de classe, se constituer en espèce, pire, en une forme de vie alternative et dominante. Des douves, jolie métaphore…
12 — « La Marche ». Le moins bon à mon sens. Un tueur conduit sa victime à travers bois et échange avec elle son point de vue. Point de vue que des implants peuvent modifier. Du pur Egan.
13 — « Le P'tit mignon ». Parmi les thèmes favoris de Greg Egan, on compte tout ce qui touche de près ou de loin à l'identité sexuelle. Comment la technique va-t-elle fournir au Marché le moyen de répondre — ici à la demande d'un homme d'avoir lui-même un enfant — et avec quel questionnement éthique ? Quelles seront les conséquences émotionnelles de faire les choses à moitié ? Il y a quelques risques à vouloir un super tamagoshi.
14 — « Vers les ténèbres » est une nouvelle moins spéculative, plus imaginaire… Des trous de vers apparaissent çà et là, arbitrairement, capturent des gens dans un labyrinthe où il est impossible de revenir en arrière, même pour la lumière, et où donc, de fait, on avance dans le noir total. Des « pompiers » y pénètrent pour essayer de sauver ces prisonniers en les menant au centre dans le temps imparti.
15 — « Un Amour approprié » est la toute première nouvelle d'Egan que nous ayons pu lire en français sous le titre « Baby Brain ». La technique et le droit. Encore et déjà. Liée par un contrat d'assurance avec des clauses en petits caractères, une femme doit accepter de porter dans son utérus le cerveau de son mari victime d'un accident, le temps de lui cloner un nouveau corps ou de renoncer à le sauver.
16 — « La Morale et le virologue ». Un biologiste fou de Dieu entend « améliorer » l'œuvre du Tout Puissant, créateur du sida, en produisant une nouvelle souche virale plus performante, religieusement parlant, qui parvienne à tuer tous les impies, homosexuels, partenaires multiples, femmes allaitant… Sinistre.
17 — « Plus près de toi ». Grâce au dispositif Ndoli, toutes sortes d'expériences deviennent possibles : échanger corps et sexes, avoir le même sexe que son partenaire et inversement. Devenir l'autre. Absolument identique. Tout connaître de lui, d'elle, à la perfection. Mais attention, une fois qu'il n'y a plus de mystère, quel échange reste encore possible ? Egan aime présenter les revers de médaille. Dans tout marché, il y a ce que l'on reçoit mais aussi ce que l'on donne. La technique le permet, mais qu'y gagne-t-on au final ?
18 — « Orbite instable dans la sphère des illusions » rappelle davantage la S-F des années 70 et aussi l'univers de Roland C. Wagner et sa fameuse Psychosphère. Un beau jour, les croyances ont créé des attracteurs, géographiquement parlant, qui, dès que l'on s'en approche, vous convertissent à la croyance génératrice dudit attracteur. Une minorité continue d'évoluer librement aux marges des zones attractrices, à moins que ces marges ne soient en fait, elles aussi, qu'un attracteur quelque peu différent ? Une idée marginale chez Greg Egan pour conclure comme on avait commencé.
Véritable monument de la S-F des années 90, Axiomatique est le recueil à ne manquer sous aucun prétexte, à découvrir absolument. Greg Egan propose une science-fiction crédible et éprise de questionnements éthiques. Il ne cesse d'interroger le progrès technique et surtout médical. Ni technophobe ni technophile, il envisage le pour et le contre des demandes que notre époque adresse au proche futur. La question de l'immortalité et, sans aller si loin, de la prolongation de la vie. La science et la technique avancent, mais la loi, dans son esprit comme dans sa lettre, reste ce que nous connaissons. C'est à cette aune-là qu'il faut peser les réponses qu'il propose.
Chez Egan, l'action est bien souvent réduite à la portion congrue. Sa prose est froide, et si son faisceau thématique est plus étroit que celui de Ted Chiang, ces deux auteurs sont bel et bien comparables. Si La Tour de Babylone, le recueil de Chiang (Denoël « Lunes d'Encre » — cf. critique et interview de l'auteur dans le Bifrost n°42), vous a laissé de marbre, gageons qu'Axiomatique aura le même effet. En revanche, si le recueil de l'Américain vous a enthousiasmé, il y a toutes les chances pour celui de l'Australien fasse de même. On a ici droit à une science-fiction très intériorisée, où l'essentiel est dans les interrogations de personnages qui n'ont rien d'extraordinaires. Ce pourrait être moi ou vous, et c'est bien sûr ce qui fait tout l'intérêt de la chose.
Je donne certains textes pour meilleurs, d'autres pour moins bons. Il faut comprendre que c'est relativement les uns aux autres. L'ensemble est de très haute tenue, même si les meilleurs textes d'Egan qu'il m'ait été donné de lire ne sont pas au sommaire de ce recueil. « Mortelles ritournelles », « Fidélité », « Vif Argent », « Cocon » ou « Les Tapis de Wang » devraient figurer dans les deux autres recueils prévus au Belial'. Malgré cela, Axiomatique est le seul recueil à pouvoir rivaliser avec La Tour de Babylone. Deux comme ça suffisent amplement à faire de 2006 un excellent millésime. Maintenant, si vous préférez la hache et le blaster…