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Les critiques de Bifrost

Aztechs

Aztechs

Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
416pp - 22,00 €

Bifrost n° 41

Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41

Ouvrir un recueil de Shepard, c'est plonger dans un univers aussi personnel qu'original, un univers qui se contrefiche du genre, de ses limites, codes, règles et autres entraves. Ouvrir un recueil de Shepard, c'est découvrir un auteur qui avance tout seul, sans béquilles, sans aide, sur le chemin de ses propres délires, fantasmes et hallucinations. C'est emprunter un bout d'autoroute abandonnée qui se transforme peu à peu en chemin boueux et piégé. Si l'actualité littéraire de cette fin d'année tourne beaucoup autour de la notion de transfiction, autant y (dé)classer Shepard sans arrière-pensée, sachant que ses textes toujours exigeants, jamais faciles et bien souvent passionnants, échappent à toutes les boîtes littéraires déjà explorées par d'autres. D'où une méfiance légitime d'un public habitué à sa routine, à ses styles, à ses déroulements narratifs dont le classicisme n'enlève parfois rien au génie, mais qui restent néanmoins bien cantonnés dans des limites aussi évidentes qu'infranchissables.

Franc-tireur à la langue étonnamment travaillée (et remarquablement traduite par Jean-Daniel Brèque), Lucius Shepard fait partie de ces auteurs capables d'accoucher de textes qui hantent le lecteur pour de nombreuses années. D'un abord évident, voire simpliste, l'histoire coule tranquillement le long d'une rive calme, mais c'est pour mieux noyer son lecteur au moment où il s'y attend le moins. Car chez Lucius Shepard, rien n'est jamais acquis, rien n'est évident. Tout se multiplie, bifurque, se décale avec une telle rapidité et une telle facilité qu'il est parfois intéressant de revenir quelques pages en arrière pour savoir où exactement on s'est fait avoir. Mélange de réalisme onirique et de merveilleux noir, les textes réunis au sein d'Aztechs sont en quelque sorte la quintessence d'un auteur qui manquait depuis déjà quelques années. Rêve, réalité, fantasme… Difficile de dire ce que vivent les protagonistes généralement malheureux qui traversent plus qu'ils n'habitent des scénarios tissés comme autant de toiles visqueuses et collantes, dans lesquels il est si facile de se laisser piéger (voire dévorer vivant, mais c'est une autre histoire). « Ariel » mis à part, qui relève très nettement de la plus pure S-F et qui finalement reste le texte le moins intéressant du recueil, les nouvelles proposées ici explorent des voix aussi moites qu'inquiétantes. Aussi curieux que ça puisse paraître, le sublime « L'Eternité et après » n'est pas sans rappeler un certain Christopher Priest. Même approche résolument intérieure d'une histoire pourtant décrite de l'extérieur, même dérapage progressif vers la transgression, même fascination pour les situations qui se répètent, se nient, s'opposent et se rejoignent, autant de points communs qui explorent les pièges de la conscience avec une saveur inédite. Mais là où le héros priestien est en quelque sorte l'archétype du personnage étanche au monde et désincarné, le héros shepardien sue, saigne, éjacule et bave avec un réalisme parfois éprouvant. Le héros priestien subit et accepte, là où le héros shepardien subit et se bat… Au final, la route est la même et le sort souvent funeste. Ainsi, non seulement le personnage principal de « L'Eternité et après » se perd physiquement dans le labyrinthe d'une boîte de nuit moscovite appartenant à un parrain légendaire, mais il s'y perd mentalement. Dans ce parcours initiatique qui a tout de l'épopée, le jeune voyou bien placé dans la hiérarchie affronte une série d'épreuves dont il ne peut que sortir perdant. Car sa prétention est immense : racheter au parrain une prostituée dont il est tombé amoureux. Autant demander l'impossible. Et l'impossible, ça tombe bien, Lucius Shepard excelle à le décrire.

Dans le même ordre d'idée, malgré une thématique a priori éloignée, « Le Rocher aux crocodiles » plonge son lecteur dans un Zaïre fantasmé, sombre, dangereux, cruel et bien évidemment magique. Une magie qui n'a vraiment rien de joyeux, le vieil animisme africain s'exprimant ici par la présence d'hommes crocodiles responsables de plusieurs tueries. Et si leur sorcier est en prison en attendant son interrogatoire, l'homme qui discute avec lui pour tenter d'y voir plus clair n'échappe évidemment pas à ce curieux magnétisme. Là encore, Shepard nous promène sur des terrains convenus, mais pour mieux nous perdre en chemin et nous abandonner nus, impuissants, face à des crocodiles aussi énormes qu'affamés.

Et comme nous avons commencé par la fin, autant finir par le début avec la nouvelle « Aztechs », qui décrit froidement un Mexique pourri jusqu'à la moelle, où des IA démiurges utilisent les pauvres humains comme pions dans leurs guerres internes sans merci. Une fois de plus, le contexte futur proche à tendance cyberpunk rassure le lecteur, bien content d'y retrouver ses marques, mais les choses se corsent quand les personnages principaux traversent un désert au sens propre comme au figuré. Exit cyberpunk, exit futur proche, bienvenue à Lucius Shepard qui prend son temps avant d'assommer ses lecteurs en quelques paragraphes bien sentis…

Si Aztechs n'est sans doute pas un chef-d'œuvre absolu de la littérature, sa densité, son intelligence et son évidente envergure en font un recueil tout simplement exceptionnel, ce qui n'est déjà pas si mal… On pourra, à juste titre, détester une couverture aussi piètrement réalisée que ridicule (l'amateur de cavaliers noirs à yeux rouges n'aimera pas Shepard, quant à ceux et celles qui sont susceptibles d'apprécier cette approche résolument décalée de la littérature, il y a fort à parier qu'ils n'accorderont pas l'ombre d'une chance au livre), mais c'est fort heureusement le contenu qui compte, et le Bélial' n'a pas à rougir. Ici, on ne se moque pas du client. Originalité qui détonne dans une S-F de plus en plus formatée, univers intérieur aussi riche qu'inquiétant, l'œuvre de Shepard cumule bien des superlatifs. À ce titre, Aztechs est une excellente manière de se frotter à une S-F radicalement différente, formellement magnifique et résolument adulte.

Patrick IMBERT

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