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Les critiques de Bifrost

Babel

Babel

R.F. KUANG
DE SAXUS
768pp - 22,90 €

Bifrost n° 113

Critique parue en janvier 2024 dans Bifrost n° 113

Traduire, c’est trahir. Mais c’est aussi dé­couvrir la force des différences. Car un mot, quand il passe d’une langue à l’autre, change légèrement de sens : les nuances varient et ouvrent la porte à la magie que manipulent les professeurs et étudiants de la prestigieuse Babel, sise dans la non moins renommée université d’Oxford. Nous sommes au xixe siècle. Les Anglais dominent une grande partie du monde et leur pouvoir, déjà énorme, est amplifié par l’argentogravure, un procédé qui permet de jouer sur l’étymologie : en manipulant les différences de sens entre les langues, les savants obtiennent des effets sai­sissants. Les machines fonctionnent mieux et plus rapidement, les armes sont plus létales. Et les caisses de l’uni­versité se remplissent. Mais les équilibres changent : les langues romanes sont en perte de vitesse. À force de commercer ensem­ble, les pays colonisateurs voient leurs langues se rapprocher et les sorts perdent de leurs forces. L’avenir est à l’Orient. D’autant que la Chine interdit d’enseigner le mandarin aux étrangers…

Il convient donc de chercher des étudiants étrangers pour enrichir le lexique. Or, à Londres, dans les années 1830, être autre chose qu’un homme blanc ferme pas mal de portes. On est au mieux invisibilisé. Au pire, moqué et agressé. La peau sombre, le sexe féminin sont syno­nymes de mise à l’index. Robin est le fils d’un de ces professeurs de Babel qu’il a eu avec une Chinoise, une « Chinetoque », comme l’enseignant le dit lui-même. En rien un enfant désiré, mais le fruit d’une expérience pour obtenir un locuteur asiatique d’éducation anglaise. Civilisé, donc, selon les critères de la faculté. Il va être enlevé à son pays, sa mère venant de disparaître lors d’une épidémie meurtrière. Son père l’éduque sans pitié au latin, au grec, au mandarin. Ainsi, il peut entrer lui aussi à Babel et participer à la gloire de la nation anglaise. Mais comment concilier les contradictions qui l’entourent, qui l’ont créé : il est littéralement coupé en deux par ses origines. Et, comme de bien entendu, les évènements vont le forcer à choisir…

Ce roman YA a une ambition : montrer à ses lecteurs, tout en les distrayant, les dégâts causés par la colonisation (anglaise essentiel­lement, mais les Français ou les Néerlandais ne sont pas épargnés). Rappeler que le monde peut être vu et compris sous divers prismes, pas seulement ceux de l’Occident et de ses certitudes. Mais R.F. Kuang se montre souvent bien trop manichéenne. On a l’impression de se trouver devant une œuvre des siècles passés, mais au prisme inversé : les Blancs sont des monstres poussés par la cupidité et sans pitié ; les personnages racisés montrent davantage de nuance. Dommage, car R.F. Kuang utilise intelligemment les langues et leurs liens pour illustrer sa démonstration. Les notes de bas de page (là aussi trop dé­monstratives, comme si l’autrice faisait la leçon et tentait d’enfoncer le clou) permettent d’aller plus loin dans la compréhension des variations étymologiques et la force des diverses langues. Cette facette de ce roman est particulièrement enthousias­mante tant elle touche à ce qui fait le centre des livres : les mots et tout ce que leur utilisation en­traîne. Les possibilités infinies qu’ils permettent. Mais aussi les malentendus. Certains débats sur des traduc­tions d’œuvres récentes ou de nouvelles traductions de classiques en montrent toute l’actualité et toute la pertinence. Autour de cette thématique, l’histoire se déroule, assez classique, mais agréable à suivre. Si Robin est un personnage un peu fade, il joue son rôle, et sa place centrale dans une possible révolution offre au lecteur un point de vue idéal sur ce moment d’histoire imaginé.

R.F. Kuang, dans son œuvre littéraire nais­sante, s’interroge sur les liens puissants qui ont existé entre l’Angleterre et la Chine. Sur­tout, sur l’importance de l’opium et les con­- séquences de son trafic pour les pays et leurs habitants. La trilogie de La Guerre du pavot (dont l’opus initial est paru chez Actes Sud – cf. Bifrost n°100) en était le premier visage. Babel creuse le sillon avec une certaine insistance, et passe d’un récit plaisant à un pamphlet souvent lourd et (trop) à charge. Un message louable, en somme, mais qui mérite sans doute davantage de finesse.

Raphaël GAUDIN

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