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Les critiques de Bifrost

La Ballade de Pern - Intégrale 1

Anne MCCAFFREY
POCKET
1235pp - 14,00 €

Critique parue en janvier 2011 dans Bifrost n° 61

[Critique couvrant les deux premiers tomes de l'intégrale.]

Bonne nouvelle pour les nombreux fans d’Anne McCaffrey, et pour les plus jeunes auxquels il reste à découvrir une œuvre emblématique de la S-F des années 1970 : les éditions Pocket ont entrepris la réédition de l’intégrale de La Ballade de Pern, à des conditions très avantageuses. Cinq énormes volumes, chacun offrant trois épisodes complets pour la modique somme de 12,50 euros. Le premier tome est disponible depuis juillet, le deuxième devrait l’être alors que vous lisez ces lignes.

Une œuvre emblématique de la science-fiction, donc. N’en déplaise aux ricaneurs qui se souviennent que le même éditeur avait naguère imaginé une collection de « Science-Fantasy » pour ce cycle réputé facile, « La Quête du Weyr » et « Le Vol du dragon » avaient respectivement valu à l’auteur les prix Hugo en 1968 et Nebula l’année suivante — la reconnaissance du public et celle des professionnels, jusqu’à l’inclusion de « La Quête… » dans l’anthologie manifeste de David Hartwell et Kathryn Cramer, The Ascent of Wonder : The Evolution of Hard SF (1997).

Cette inscription dans le champ S-F n’a cessé de s’affirmer au fil des quatre décennies de construction de cet univers (qui continue sous la plume de Todd McCaffrey, le fils d’Anne). Sur une planète isolée, Pern, la vie est rythmée par la chute d’un organisme maléfique, les « fils » qui dévorent toute vie organique. Le cycle initial relatait la lutte épique d’une caste de « chevaliers-dragons » et de leurs montures télépathes pour les carboniser en vol. L’organisation du monde, largement féodale, et ses technologies rudimentaires, auraient aussi bien pu suggérer un univers de fantasy. Sont venus s’y ajouter, d’abord, un « cycle des origines » de pure S-F, relatant la colonisation de Pern par des émigrants soucieux d’y créer une société parfaite, et la création des dragons par génie génétique en réponse à la première chute de fils ; puis une suite décrivant, vingt-cinq siècles plus tard, la réappropriation express d’une technologie spatiale avancée grâce à la redécouverte d’une intelligence artificielle abandonnée par les premiers colons, le « SIAV ».

Pour l’amateur de science-fiction « dure », le cycle initial souffre d’incohérences sévères : une fois brillamment établis les fantastiques talents des dragons perniens — supérieurement intelligents, incroyablement puissants, capables de se téléporter et même de voyager dans le temps — on constate rapidement à quel point ils sont sous-utilisés. On se prend à imaginer des solutions sobres et efficaces aux interminables dilemmes affligeant leurs maîtres. Et pourtant… et pourtant, c’est un univers littéraire extrêmement confortable, de ceux où l’on replonge avec un plaisir toujours renouvelé, y compris dans ses déclinaisons pour la jeunesse. Une réussite majeure, à sa façon.

Les dragons de McCaffrey sont la plus noble conquête de l’homme, la quintessence de ses partenaires animaux : la fougue d’un cheval de race ; la superbe d’un chat, féroce et caressant ; l’indéfectible loyauté d’un chien, qui ne saurait remettre en cause l’autorité de son maître… Quel enfant ne rêverait d’un tel compagnon ? L’existence du dragon et les quelques contraintes de son entretien suffisent à justifier le statut éminent du chevalier — et à garantir sa valeur morale : pareil animal ne saurait choisir qu’un bon maître. McCaffrey répète ad libitum la scène essentielle de « l’empreinte », où un jeune humain incertain est ainsi révélé à lui-même. L’identification à ses personnages est encore facilitée par la concentration de la plupart des histoires sur une unique génération, aux acteurs rapidement familiers. Prévisibles, les scènes de bravoure sont revécues, d’un roman à l’autre, sous différents points de vue, puis chantées par les générations suivantes. Un peu facile, peut-être, mais efficace. Addictif, même, à la longue.

Se pourrait-il que le désordre apparent de la nouvelle édition soit calculé pour contrarier chez les nouveaux lecteurs cette tendance trop naturelle à se couler dans l’univers de Pern, sa guimauve et son idéologie un brin réactionnaire ?

Les textes ne se succèdent en effet ni dans l’ordre d’écriture, sapant ainsi les procédés autoréférentiels de McCaffrey, ni dans la chronologie de la diégèse : « Première reconnaissance : P.E.R.N. » est absente des deux premiers tomes, qui intègrent chacun en revanche un volume de la dernière période, celle du SIAV.

Le tome I commence ainsi par L’Aube des dragons, qui décrit l’arrivée des colons et la création des dragons — ou plutôt de proto-dragons, bien moins impressionnants que leurs lointains descendants. Il nous expédie ensuite sans transition à la fin du cycle, avec un roman jeunesse, Les Dauphins de Pern, dans lequel les dragons ne jouent qu’un rôle mineur ; puis revient à une génération intermédiaire, où les structures politiques typiquement perniennes commencent à poindre mais qui dispose encore de nombreux héritages technologiques des premiers colons.

Dans le cycle initial, une économie de la connaissance de type médiéval, où les « secrets de l’atelier » étaient transmis de bouche de maître à oreille d’élève en échange de longues années d’apprentissage et de service, semblait imposée par les circonstances. A posteriori, L’Œil du dragon pouvait apparaître comme une tentative un peu laborieuse de justifier la genèse de structures somme toutes sympathiques, comme celle des « harpistes ». Soulagé de cette charge contextuelle, ce troisième roman du tome I prend ici toute sa dimension. Il se révèle au contraire une ode au renoncement, une entreprise de distanciation systématique de pans entiers du savoir humain, à commencer par l’Histoire, et surtout une charge profondément réactionnaire contre la méthode scientifique. On se souvient alors que l’arme idéale contre les fils, un ver adapté par un biologiste dans L’Aube des dragons, avait été méprisée et négligée au profit d’un génie génétique péniblement copié, lui, d’une race extraterrestre supérieure. La Ballade de Pern ne relèverait-elle pas en fait de ce que d’aucuns qualifient « d’anti science-fiction », selon laquelle « la science » est quelque chose de dangereux pour l’humanité, et en tout cas de suspect ? Voire, si j’ose la référence épistémologique, d’une sorte de « scolastique-fiction » où un savoir ne saurait être légitime que s’il est répété d’un Maître ?

Le tome II est plus politique. Il regroupe deux volumes du cycle initial, La Dame aux dragons et L’Histoire de Nerilka, et, de nouveau, un volume de la fin du cycle. Le premier relate l’un des épisodes les plus connus de La Ballade de Pern, l’épopée tragique de Moreta, qui s’épuise (absurdement !) à voyager dans le temps pour sauver la planète d’une épidémie. Le deuxième décrit la même aventure, du point de vue d’un personnage plus terne, Nerilka, fille de Seigneur et par suite toute désignée pour en épouser un autre. Toutes deux se heurtent à l’intransigeance de quelques éminences jalouses de leur autonomie. Car les « concessions » sont inaliénables, les privilèges héréditaires, même si l’on sait depuis L’Aube des dragons qu’ils ne sont que la perpétuation — vingt-cinq siècles durant ! — de ceux, purement capitalistes, des « commanditaires » initiaux. Le troisième volume du tome II, Les Renégats de Pern, nous décrit à l’inverse, dans une série de nouvelles lâchement corrélées, le sort du tout-venant des Perniens, réduits à choisir entre la soumission à des Seigneurs parfois barbares et le statut moins enviable encore de « sans fort ». On suffoque alors à l’octroi d’immenses terres à seule fin « d’assurer le bonheur » d’un personnage secondaire.

Là encore, la juxtaposition jette une lumière crue sur l’idéologie sous-jacente, l’organisation sociopolitique de Pern apparaissant désormais moins forcée par des contraintes physiques extraordinaires que largement délibérée.

Si l’on peut regretter son caractère minimaliste — ni cartes, ni chronologie, ni même de sommaire dans le tome I — cette réédition intégrale bienvenue constitue une excellente occasion de relire d’un œil neuf un incontestable classique qui garde sa place dans toute bonne bibliothèque, et d’y trouver ample matière à réflexion sur les rapports de la science-fiction à la fantasy et à la science.

Pour découvrir cet univers, et a fortiori pour y amener de jeunes lecteurs, on gagnera peut-être toutefois à attendre la publication des tomes suivants pour aborder Pern par des textes moins dérangeants, comme Le Vol du dragon ou Le Maître Harpiste de Pern ; ou encore, pour les plus jeunes, Le Chant du dragon.

Éric PICHOLLE

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