James Graham BALLARD, Bernard SIGAUD
TRISTRAM
29,40 €
Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53
Né en 1930 à Shanghai, publié dès 1956, longtemps frère d'armes de Michael Moorcock au sein de la mythique New Worlds, à ce titre chef de file involontaire de la New Wave britannique des années soixante et soixante-dix, auteur d'innombrables chefs-d'œuvre qu'il serait vain d'énumérer même si la tentation est grande de citer sa série des Quatre apocalypses (rééditée dans de nouvelles traductions signées Michel Pagel chez Denoël, collection « Lunes d'encre » — voir ci-dessous) ou le recueil-puzzle Vermilion Sands… toujours en activité, désormais reconnu comme un des plus grands écrivains vivants d'outre-Manche tous genres confondus, voire le plus grand, porté à l'écran par Steven Spielberg et David Cronenberg, James Graham Ballard est devenu au fil du temps un auteur culte et demeure, à près de quatre-vingts ans, un des ultimes monstres sacrés et une des étoiles les plus brillantes dans le ciel de la science-fiction de ces dernières décennies.
Poids lourd des lettres, le droit lui avait été accordé au début des années 2000 — privilège rare — de faire paraître chez lui, sur ses terres, une étourdissante intégrale de ses nouvelles. Le regretté Jacques Chambon, alors responsable de la collection « Imagine » chez Flammarion, avait eu l'intention de la faire traduire chez nous, après s'être occupé dans cette même collection et chez Denoël d'autres intégrales (parfois « raisonnées », comme il aimait à le préciser) d'auteurs tels que Philip K. Dick, Richard Matheson ou Robert Silverberg. Son projet était alors de publier l'ensemble en plusieurs volumes en sortant de façon autonome le cycle de Vermilion Sands qu'il ne souhaitait pas « éclater ». Malheureusement pour nous (et pour lui, il va sans dire…), il nous quitta en 2003, emportant avec lui ses nombreux projets et personne dans le paysage éditorial français, pas même du côté des éditeurs habituels de Ballard, n'eut le courage de reprendre à son compte le projet, ce qui en dit long sur l'état de déliquescence de l'édition française de science-fiction. Il a donc fallu quelques années encore se contenter des recueils disponibles, et encore souvent sur le marché de l'occasion, publiés chez Denoël, J'ai Lu, Marabout, Pocket et j'en oublie peut-être. Sans parler des quelques nouvelles qui n'avaient jamais été recueillies (ainsi, notamment, la très belle « Du fond des âges », jadis publiée chez Casterman par le regretté Alain Dorémieux), voire traduites, telle la classique et néanmoins très réussie « The last world of Mr Goddard ».
C'est donc avec un soulagement certain et un plaisir non dissimulé que nous apprenions en 2006-2007 que les éditions Tristram, qui avaient entre temps inscrit à leur catalogue la réédition augmentée et définitive de La Foire aux atrocités (2003) et la traduction du recueil d'essais A User's Guide to the Millennium sous le titre de Millénaire mode d'emploi (2006), jetaient leur dévolu sur l'intégrale des nouvelles qui serait publiée en trois volumes, dans des traductions revues et harmonisées, parfois même nouvelles, sous la direction de Bernard Sigaud, traducteur émérite et spécialiste de Ballard.
Paru il y a quelques semaines, le premier volet de cette somme, lourd de ses sept cents pages, rassemble des textes publiés entre 1956 et 1962. Les nouvelles de jeunesse, dirons-nous. Mais quelles nouvelles de jeunesse ! Quel auteur chevronné n'aimerait pas, en effet, avoir accouché de « Numéro 5, Les Etoiles » ou du « Jardin du temps » ? !
Jugez-en plutôt avec le paragraphe introductif de la première, située à Vermilion Sands, station balnéaire coincée entre mer et sable, constituée de maisons psychotropiques, peuplée d'artistes et de marginaux, survolée de bancs de raies des sables, où la poésie n'est plus l'œuvre des poètes mais de verséthiseurs — splendide néologisme —, ce qui fait dire à Ballard de ses personnages — ses confrères de l'époque, qui sait ? — « Ce ne sont pas des poètes, mais de simples mécaniciens. (…) Rien que des volts et des ampères. » : « Tous les soirs de l'été à Vermilion Sands, les poèmes insensés de ma belle voisine traversaient le désert depuis l'atelier du n°5, Les étoiles, jusqu'à ma villa, écheveaux brisés de rubans colorés qui se dénouaient dans le sable comme les fils d'une toile d'araignée mise en pièces. Toute la nuit, ils voletaient autour des piliers sous la terrasse, s'entrelaçaient à la grille du balcon et, au matin, avant que je les balaie, il s'en trouvait déjà d'accrochés à la façade sud de la villa comme une bougainvillée d'un éclatant rouge cerise. » De la poésie à l'état pur, du talent à revendre, du génie parfois… et une bonne claque à la (re)lecture, incontestablement.
Et que dire des fleurs de la seconde qui, cueillies, permettent au comte Axel et son épouse, assiégés en leur villa, de tenir à distance leurs assaillants en faisant hoqueter le temps, avant que de s'immobiliser à jamais ?
Et qu'ajouter encore au sujet du châtiment infligé au Maxted de « La Plage 12 », noyé dans le son amplifié d'un baiser échangé avec sa maîtresse ?
Evidemment, on croisera ici ou là, comme dans toute intégrale, quelques textes plus dispensables, moins personnels, écrits sur commande peut-être et parfois sous influence. Des nouvelles qui s'apparentent à de petites mécaniques de précision, qui fonctionnent certes, parfois très bien, mais qui auraient pu être écrites par d'autres que lui, il n'en produira plus par la suite. On rangera dans cette catégorie « échappement », « Trois, deux, un, zéro ! » ou « Régression ». Cependant, pour l'essentiel, c'est l'originalité qui domine.
Nous avons affaire, dans ces vingt-huit nouvelles, à un auteur qui se cherche mais se trouve déjà très bien, en posant les fondations d'une œuvre froide, cérébrale, conceptuelle, qui devient parfois aride suite au décès de son épouse, au cœur des années soixante — ne déclarait-il pas il y a peu dans l'émission « Tracks » d'Arte qu'il avait cherché à travers ses écrits à « donner un sens à la mort de sa femme » ? —, mais néanmoins romantique.
Marqué à jamais par sa détention dans un camp de prisonniers japonais en 1942, influencé par le Surréalisme et la psychanalyse, il se tourne résolument, et ses personnages avec lui, qu'ils soient médecins, psychiatres ou architectes, vers les espaces intérieurs, tournant ainsi le dos à la science-fiction classique et ses aventures spatiales. Ses terrains de jeu favoris demeureront longtemps des paysages désertiques — étendues de sable, plages, lieux abandonnés, bases spatiales désaffectées — dont il fera des tableaux angoissants ou enchanteurs mais toujours fascinants, nous faisant regretter son abandon d'une certaine S-F après deux de ses meilleurs recueils, Mythes d'un futur proche (1982) et Fièvre guerrière (1990), que l'on trouvera inclus dans le dernier tome de la série.
On attendra donc avec impatience le second, annoncé pour octobre prochain, ainsi que son autobiographie, Miracles of life, à paraître chez Denoël courant 2009.
Pour patienter, en attendant, on pourra toujours lire, ou relire, Sauvagerie, court roman proposé par le même éditeur et qui s'avère être une nouvelle traduction du Massacre de Pangbourne, publié en 1992 chez Belfond, et parcourir le collectif dirigé par Jérôme Schmidt et Emilie Notéris aux éditions èRe : J.G. Ballard - Hautes altitudes. On y retrouve sous une couverture éminemment ballardienne un ensemble de textes — interviews, articles, commentaires — sur l'ermite de Shepperton et une belle brochette de contributeurs parmi lesquels Jacques Barbéri, David Cronenberg, Norman Spinrad et Bruce Sterling. Une première en France.