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Les critiques de Bifrost

Barrière mentale et autres intelligences

Poul ANDERSON
LE BÉLIAL'
336pp - 19,00 €

Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72

Il aura fallu près de soixante ans pour que ce roman publié en 1954 soit enfin intégralement traduit. Tout avait pourtant bien commencé. La version originale avait eu la chance de ne pas se voir caviardée par l’éditeur américain, comme il était fréquent à l’époque, mais ensuite c’était une version française tronquée qui avait paru dans les deux premiers numéros de la revue Satellite en 1958. Comme elle avait été reprise à l’identique au Masque SF en 1974, il fallait bien s’en contenter jusqu’à présent.

Les événements — la Terre sort d’un champ électromagnétique inhibiteur de l’intelligence dans lequel elle avait été plongée avant même que n’apparaisse l’humanité ; les humains, mais aussi les animaux, voient alors leurs capacités mentales s’accroitre vertigineusement — sont censés se dérouler dans le futur proche de la date de publication américaine. Et ça se sent. Ainsi, Nathan Lewis a pris l’habitude de longs repas à Vienne, avant l’Anschluss (p. 36). Lorsque Corinth joue aux échecs contre Mandelbaum, allusion est faite au talent de J. Raul Capablanca, champion du monde de 1921 à 1927, mort en 42, plutôt qu’à V. Anand ou Magnus Carlsen, voire Kasparov, qui reste le plus connu du grand public (p. 56). Page 160, en matière de psychiatrie, il est question d’électrochocs et de lobotomies, des techniques passées de mode pour l’essentiel. Ça oblige à une curieuse gymnastique mentale. Les anciens livres de SF situés dans un futur proche désormais dépassé ont glissé dans une uchronie involontaire à l’étrange saveur…

Barrière mentale traite d’un accroissement global de l’intelligence et diffère en cela de livres tels que Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, ou Camp de concentration, de Thomas M. Disch, où il s’agissait d’expérience conduite sur une échelle de population des plus réduite. Notons que Poul Anderson ne limite pas son propos au seul accroissement de l’intelligence stricto sensu ; on voit poindre le thème des pouvoirs psi, récurrent dans la SF de l’époque, et allusion est faite à la « sémantique générale ».

Le roman s’articule autour d’une poignée de personnages : le physicien Pete Corinth, sa femme Sheila, Nathan Lewis, Felix Mandelbaum, Helga Arnulfsen et, à part, le simple d’esprit Archie Brock, tous reliés à travers le milliardaire Rossmann.

Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue ni guère de progression dramatique en dehors du sort de Sheila, qui sert de fil rouge au roman. L’événement est survenu. Les personnages en prennent acte puis essaient, avec plus ou moins de bonheur, de s’adapter à la situation qui nous est présentée au travers de « sketches » dont quelques-uns sont situés ailleurs pour montrer la globalité du phénomène.

« Heureux les esprits simples car le royaume des cieux leur est ouvert » (Mathieu 5.3) illustre le cas de Sheila, à qui l’augmentation intellectuelle n’a ouvert que sur la vacuité de sa vie de femme au foyer sans qu’elle parvienne à s’y adapter, car l’intelligence ne modifie ni le caractère, ni la personnalité. Elle voudrait revenir à la situation antérieure. Anderson imagi-ne une scission de l’humanité en deux espèces distinctes : ceux qui ne se seront pas adaptés, et ceux qui se le seront. Archie Brock, désormais d’une intelligence normale, est, lui, satisfait de ne plus être l’idiot du village.

Anderson joue d’effets typographiques pour « montrer » l’évolution du langage, mais surtout on « dit » que l’intelligence s’est accrue — ou qu’elle est supérieure — plutôt qu’on ne le « montre », car cela reste une gageure de le mettre en scène.

Le roman est très spéculatif. Il ne cesse d’interpeler le lecteur à deux niveaux. Tout d’abord : est-ce que cela se passerait ainsi si l’intelligence venait soudain à être amplifiée ? Et, deuxièmement : qu’est-ce que l’intelligence ? Est-ce la capacité de traiter des informations nécessaires à la survie de l’espèce et, accessoirement, de la société qui n’a d’autre but ? Deux chercheurs en neurosciences cognitives signent un article sur la question en fin de volume, qui complète le roman en tentant de répondre aux questions posées.

Barrière Mentale soulève une riche problématique et le thème n’est pas si fréquent que l’on puisse faire l’impasse sur ce roman complété par trois nouvelles sur ce même sujet, malheureusement, à l’instar du roman, ni inédites ni rares. De la vraie SF qui fait réfléchir.

Jean-Pierre LION

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