« J’étais dans un état très sensible, parce que c’était le premier truc que j’écrivais sans drogue ni alcool depuis l’âge de seize ans. » — Stephen King, The Paris Review n°178 - 2006
Imaginez ce gars qui, de Rage à La Part des ténèbres, a rarement eu un regard très tendre sur ses congénères ; ce type qui a l’habitude de se vider en écrivant ses deux mille mots tous les matins ; imaginez-le assis devant sa machine à écrire, mais cette fois sans alcool ni drogue dans le sang et, avec pour seul anxiolytique, un vulgaire paquet de clopes. Stephen King observe l’un de ses laboratoires favoris, Castle Rock, ville où près de mille cinq cents âmes se tiennent prêtes à interagir sous son regard. Celui qu’on appelle le « maître de l’horreur » va décider d’anéantir tout ce petit monde. Et il est cette fois en pleine possession de ses moyens intellectuels, et sans aucune muselière chimique ou éthylique.
« J’ai toujours vu Leland Gaunt, le commerçant qui vole les âmes, comme une sorte de Ronald Reagan archétypal : charismatique, un peu vieux, ne vendant que de la camelote. Mais bien propre et brillante. » ibid.
Reprenant le concept de Salem, King utilise le fantastique pour faire tomber les masques dans une ville de pieux habitants bien sous tous rapports. Leland Gaunt ouvre sa boutique à Castle Rock et propose une foule d’objets hétéroclites. En fouillant, on peut trouver une carte introuvable et l’autographe d’une star de baseball, un bout de bois supposé issu de l’Arche de Noé en passant par une photo d’Elvis qui donne des orgasmes à qui la tient. Mais il y a toujours un double prix à payer.
« – Cent quarante ! Je n’irai pas plus bas. C’est ma dernière proposition.
– D’accord, répondit-elle, pantelante. D’accord, c’est d’accord, je vous les donnerai…
– Et bien entendu, il faudra aussi me tailler une pipe en prime”, ajouta Gaunt en lui souriant.
Elle leva la tête vers lui, la bouche ouverte en un O parfait.
“Qu’est-ce que vous venez de dire ? souffla-t-elle.
– Un pompier ! cria-t-il. Faites-moi une fellation ! Ouvrez cette splendide bouche corsetée de métal et sucez-moi la pine !
– Oh, mon Dieu ! gémit Myra.
– Comme vous voudrez. » — Bazaar, chapitre 4.
Outre dans cet exemple illustrant le côté carnassier du roman, ce double prix à payer est toujours constitué d’une somme dérisoire et d’un service à rendre au commerçant, le plus souvent une action portant peu à conséquence. Mais, tel un champion d’échecs, Gaunt accumule les petits avantages et, fort de sa connaissance des inimitiés locales, tisse un réseau particulièrement explosif sous les yeux de l’impuissant shérif Pangborn.
Parfois décrié pour sa longueur, Bazaar ne mérite pas qu’une seule ligne en soit coupée tant King y est précis, drôle et tragique, nous offrant ici l’une de ses meilleures satires en laissant libre cours à son humour noir. Un gros bijou.