J. R. R. TOLKIEN
CHRISTIAN BOURGOIS
22,00 €
Critique parue en janvier 2018 dans Bifrost n° 89
Le conte de « Beren et Lúthien » est central dans l’imaginaire tolkiénien – d’autant que l’auteur y mettait de lui-même, en s’identifiant à l’homme Beren amoureux de l’elfe Tinúviel, inspirée par son épouse Édith. Comme pour bien d’autres récits du Premier Âge, il y est sans cesse revenu… mais sans que cela débouche jamais sur un texte achevé et « publiable ».
Christopher Tolkien avait fait part de son souhait de voir paraître un ouvrage consacré à ce conte qui importait beaucoup à ses yeux également il y a trente-six ans de cela. Chose imprévue, sa monumentale Histoire de la Terre du Milieu a été publiée entre-temps (elle n’était pas du tout destinée à l’être), ainsi que d’autres textes sans rapport direct avec le Légendaire. Mais le projet a été ressuscité : âgé de 93 ans, le fils dévoué suppose qu’il s’agira de sa dernière contribution à l’étude des œuvres de son père – cela ne pouvait tout simplement pas être un autre livre.
Mais attention : rien d’inédit ici (même en français), et pas non plus d’adaptation sous la forme d’un texte continu, comme, il y a dix ans de cela, Les Enfants de Húrin, mais plutôt une compilation de textes, en prose et en vers, témoignant de l’évolution du conte, avec un appareil scientifique sciemment limité. Ce qui n’est pas sans poser problème : « le cul entre deux chaises », le livre risque de ne satisfaire ni les exégètes, ni les néophytes…
L’histoire le vaut bien pourtant – celle de ce couple formé par un homme et une elfe, que leur amour impossible amène à affronter Mor-goth en personne pour lui dérober un précieux Silmaril, événement décidant à terme de la fin du Premier Âge ; celle, aussi, de cette elfe vibrante et passionnée, la plus grande héroïne de Tolkien, qui va jusqu’à défier l’ordre divin par son amour, obtenant la résurrection de son amant défunt au prix de sa propre immortalité… Le plus beau des mythes, qui imprègnerait jusqu’au « Seigneur des Anneaux ».
Le « Conte de Tinúviel » originel différait pourtant largement, avec un Beren qui était initialement un elfe, le vilain chat Tevildo qui serait en son temps remplacé par le plus inquiétant Sauron, et un contexte relativement « simple ». La matière va évoluer au gré d’œuvres en prose tenant davantage du résumé (les différents états du Silmarillion), et surtout dans les vers du long « Lai de Leithian » : Beren devient un homme, lié via son père Barahir aux elfes de Nargothrond autant qu’à Aragorn des millénaires après lui, et les fils de Fëanor entravent sa quête au nom de l’impitoyable et calamiteux serment qu’ils ont prêté de récupérer les Silmarils à n’importe quel prix… L’ensemble gagne en ampleur autant qu’en précision, dans l’entreprise époustouflante du « Légendaire du Premier Âge ».
Hélas, ce mythe superbe est desservi par le triste choix de l’éditeur de conserver les traductions antérieures de ces divers textes, et d’abord de ceux qui occupent le plus de place ici : celle du Livre des Contes perdus, par un Adam Tolkien désireux de rendre les archaïsmes anglais mais pas toujours des plus habiles pour ce faire ; celle, surtout, d’une Elen Riot, qui massacre le long « Lai de Leithian » en en conservant la forme de distiques octosyllabiques, avec pour résultat une langue hideuse et lourde, proprement illisible, sans rien de la puissance d’évocation et de l’élégance du texte anglais.
Le projet pouvait faire sens, même si déterminer son public exact n’avait rien d’évident. Ce manque d’implication dans l’édition française nous évite hélas de nous poser la question : nul ne gagnera à lire ce bâclage, clairement pas à la hauteur de la merveilleuse histoire qu’il était censé disséquer au gré de ses fascinantes évolutions.