Beyrouth, de nos jours. Beyrouth, après la guerre. Une ville qui panse encore ses plaies mais qui déjà revit. Dans cette ville, Boutros, le vigile sans grade ni piston ; davantage meurtri par la vie que par la guerre. Rien de vraiment tragique dans cette existence, juste les drames ordinaires de la vie… Le voilà gardien de nuit au City Palace, un cinéma en ruines depuis la guerre que nul n’a encore jugé bon de restaurer ou de raser. Par une pluvieuse nuit d’hiver, il aperçoit une ombre furtive dans ce cinéma en ruine qu’il doit préserver des clochards. Il l’interpelle, la poursuit et elle disparaît dans un trou. Il y saute à sa suite, dévale, se blesse et perd connaissance…
Sommairement résumés, tels sont les premiers événements que Boutros raconte à l’auteur, Rabee Jaber, dans un restaurant de Beyrouth. Parce que Boutros a été, en des jours meilleurs, gardien à Al Hayat, le journal où travaille l’auteur, les deux hommes se connaissent vaguement… A l’exception du premier chapitre, tout le roman n’est constitué que du récit de Boutros. L’auteur reste silencieux en dépit des interpellations récurrentes de Boutros, un peu à la manière de l’écoute en creux d’un psychanalyste. Il le laisse parler. Sans que rien, à aucun moment, ne soit jamais mentionné, le lecteur semble entendre les signes incitatifs par lesquels l’auteur encourage Boutros à poursuivre son récit. Boutros raconte.
Il commence par expliquer comment il est arrivé dans ce cinéma mort puis se lance dans le récit de ses aventures souterraines. Il en respecte la chronologie, s’interdisant des digressions qui auraient vraisemblablement émaillé un récit verbal, mais auraient introduit trop de confusion dans le roman. Celui-ci est par contre agrémenté de nombreux flash-back où Boutros parle de sa vie sur Terre. De son père, de son frère, de feue sa mère (il parle surtout d’elle morte, de son absence), des oncles et des cousins, de son enfance, de la guerre… Né en 1972, Rabee Jaber a vécu toute sa jeunesse durant la guerre, elle l’a marqué et ne peut que rejaillir sur sa littérature quand bien même il aurait passé ses années loin des combats, voire même du Liban car, quoi qu’il en soit, il reste l’enfant d’un pays meurtri par un cruel conflit. Son personnage a vécu la guerre au Liban et son frère a même rejoint les milices. On découvre ainsi la guerre à travers les paroles d’un de ceux qui ne l’ont pas faite mais l’ont néanmoins vécue. Tout au long du roman, on ressent ce besoin que l’auteur a de parler de la guerre, d’en témoigner, sans parti pris.
Les flash-back ne sont pas chronologiques, à l’opposé du récit souterrain qui se divise en deux parties. La première, immobile, et la seconde, en mouvement.
La quatrième de couverture évoque d’une part Le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, et d’autre part Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll. Je n’arrive pas à sentir Berytus comme un roman destiné à la jeunesse. Gageons que si Berytus doit tomber des mains de certains lecteurs, ce sera en priorité de celles d’ados rompus à cette littérature que l’on tient à leur fourguer comme leur. Ce Berytus a pour moi davantage évoqué le souvenir de L’Atlantide de Pierre Benoît. Question d’ambiance ? Ce n’est pas ça non plus. Pas vraiment. Ni reine ni officier, rien de tel. Mais l’amour, oui. Présent, et dangereux mais point mortel. L’Atlantide de Benoît est engloutie sous les sables du Sahara comme Berytus est engloutie, enfouie ; l’une comme l’autre vouées au silence du désert, à l’ombre caverneuse, aux bruits rares et feutrés, aux murmures, aux échos, aux mirages et aux rêves, aux délires où l’imaginaire s’en vient peupler les ombres.
Boutros, blessé, sort du coma dans la maison que Cheikh Ishaq partage avec sa fille Rahil. Il a la hanche et le fémur cassés. C’est là qu’il est soigné durant plus de la moitié du livre. Des gens de cette Beyrouth souterraine ne cessent de passer le voir. Il leur parle de la Beyrouth du dessus et eux lui parlent de celle du dessous. Curieusement, elle apparaît plus plausible, plus vraie, plus réelle dans les récits qui lui en sont faits, rarement de première main d’ailleurs, que lorsqu’il s’y déplacera enfin. On peut spéculer à n’en plus finir sur le sens de cette ville cachée qui s’évapore toujours davantage dans l’imaginaire mais l’on sent bien, à défaut de le comprendre, que c’est lié au traumatisme laissé par la guerre.
Boutros raconte à l’auteur les récits dont on lui a fait part tandis qu’il était cloué sur un lit dans la maison de Cheikh Ishaq. Rabee Jaber repousse de façon paroxystique le fameux principe du « show, don’t tell » qui préside à la facture de tout bon récit de S-F (entre autres) selon le canon du roman occidental d’aventures. Jaber en cultive l’antithèse avec un soin jaloux, produisant une certaine esthétique, voire une esthétique certaine. Il peut ainsi laisser planer tout à loisir l’ambiguïté sur le récit de Boutros. Qui peut dire quelle est la part de réalité, de vérité, d’imagination, de délire, de mensonges dans ce texte ? Dans quelle mesure Berytus apparaît comme un purgatoire où Boutros aurait expié la honte et la culpabilité qui transparaissent ici et là dans les flash-back et son récit à Jaber comme une confession, un fragment de psychanalyse ? Tous les protagonistes n’ont de cesse de parler dans ce livre pour ainsi dire exempt de tout dialogue.
Ce livre est on ne peut plus à sa place dans la collection blanche de chez Gallimard. En dépit du thème cher à Guy Costes et Joseph Altairac (auteurs d’une énorme monographie sur les « Terres Creuses et autres Mondes Souterrains », chez Encrage), c’est bel et bien de littérature générale dont il s’agit. Totalement hors genre, ce n’est pas un chef-d’œuvre — du moins pas au sens S-F du terme — mais c’est une vraie curiosité.