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Les critiques de Bifrost

Bibliothèque du XXIe siècle

Stanislas LEM
SEUIL
192pp - 12,04 €

Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104

[Critique commune à Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation.]

« Ce livre ne peut déprimer que ceux qui nourrissent encore toutes sortes d’illusions sur le genre humain », écrit Lem dans Bibliothèque du XXIe siècle. Si le Polonais a souvent témoigné d’un goût marqué pour la fiction dite spéculative, peut-être est-ce avec ces deux recueils qu’il a poussé le plus loin son exploration de cette branche de la SF. Pour ce faire, il y adopte une forme évoquant, entre autres précédents, celle de certains des textes de Fictions de Jorge Luis Borges. C’est-à-dire des nouvelles dans lesquelles l’Argentin fait d’ouvrages imaginaires les principaux sujets d’un récit oscillant entre narration (lorsqu’il s’agit d’évoquer le contenu de ces livres fantômes) et essai (quand lesdits ouvrages font l’objet d’un commentaire). S’inscrivant donc dans cette tradition d’exégèse de textes irréels, Lem consacre les quatre nouvelles incluses dans Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation à un corpus illusoire – surnommés les « Apocryphes » –, poursuivant ainsi le travail entamé dans les recueils Doskonala prósnia et Wielkosc urojona et lui permettant par ailleurs de revenir sur des motifs traversant toute son œuvre.

Avec Bibliothèque du XXIe siècle, Lem imagine quatre ouvrages. Le premier s’intitule « Une minute de l’humanité », paru à New York en 1985. Le deuxième a pour titre « Système d’armements du XXIe siècle ou l’Évolution sens dessus dessous ». Se signalant notamment parce qu’il sera « publié au début du XXIIe siècle », Lem indique avoir eu accès à cette étude à paraître « d’une façon qu’il ne [lui] est pas permis de révéler ». Le dernier volume de cette Bibliothèque du XXIe siècle provient encore du futur, puisque Lem situe la publication du « Principe du cataclysme créateur. Le Monde comme holocauste » à « la fin du XXe siècle ». Pourtant (prétendument) écrit par d’autres mains que celles de l’auteur de Solaris, le recueil ainsi formé s’avère lémien en diable. Bibliothèque du XXIe siècle suscite notamment des échos répétés au cycle dévolu par Lem à Ijon Tichy, allant parfois même jusqu’à s’intriquer dans celui-ci selon une abyssale logique intertextuelle. « Système d’armements… » est en effet presqu’intégralement repris dans un chapitre des Nouvelles aventures d’Ijon Tichy . Un ouvrage, rappelons-le, écrit à la première personne et dans lequel le narrateur qu’est Tichy aurait en quelque sorte utilisé « Système d’armements… » comme source. Ou plutôt l’aurait plagiée, l’astronaute-écrivain se gardant bien de révéler sa référence ! Quant au « Principe… », s’il n’est pas aussi manifestement cité dans Mémoires d’Ijon Tichy, il semblerait toutefois que certains des savants qu’y évoque Tichy aient pu en être les lecteurs. Ou peut-être en sont-ils les auteurs ? On pense notamment au « Professeur A. Donda », protagoniste éponyme d’un récit des Mémoires. Donda est l’auteur d’une théorie fondée sur « le rôle historique de l’erreur en tant que catégorie fondamentale de l’existence ». Elle l’amène à affirmer qu’« une erreur chasse l’autre, se change en erreur, crée l’erreur jusqu’à ce que le tirage au sort devienne la Destinée de l’univers ! » Or pareille conclusion rappelle irrésistiblement celle inspirée à Lem par la lecture des « Principe… ». À savoir que, contrairement à l’adage fameux d’Einstein, « Dieu ne se contente pas de jouer aux dés avec le monde à l’échelle atomique, il le fait pour les galaxies, […], l’apparition de la vie et des créatures intelligentes. »

Si Bibliothèque du XXIe siècle témoigne d’une même vision absurde des conditions cosmique et humaine que celle du cycle « Ijon Tichy », il en partage aussi le pessimisme misanthrope. « Une minute de l’humanité » consigne ainsi une entreprise consistant à répertorier la totalité des actions humaines réalisées pendant les mêmes soixante secondes. Au vu des big data (avant la lettre) ainsi collectés, Lem ne peut que constater que « le mal honteusement commis par l’humanité [est] infiniment plus fréquent que le bien ». Et une même et noire défiance à l’encontre de l’essence humaine baigne encore « Le Génocide. I. La solution finale comme rédemption. II. La mort, corps étranger », cette apocryphe analyse de la Shoah et commentée par Lem dans Provocation. Si l’on sort bien évidemment ici de la SF, cette interprétation historico-philosophique de l’extermination des Juifs européens conforte la démonstration par Lem de l’ontologique méchanceté de l’être humain. « Le Génocide… » fait en effet apparaître la Shoah non pas comme un monstrueux accident de l’Histoire mais, au contraire, comme le fruit aussi corrompu qu’inévitable de l’évolution humaine.

Mais sans doute n’est-il pas étonnant que Lem conçoive ainsi notre espèce. Lui qui, en tant que polonais d’origine juive et comme il le rappelle dans l’essai authentiquement autobiographique complétant Provocation, eut une jeunesse marquée par « la guerre, le génocide, (…), l’existence sous une fausse identité ». Et « Réflexions sur ma vie » rappelle ainsi que l’un des pans majeurs de l’Imaginaire contemporain trouve sa source dans l’Histoire la plus tragiquement réelle du XXe siècle…

Pierre CHARREL

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