Jeffrey CRANOR, Joseph FINK
BRAGELONNE
379pp - 17,90 €
Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83
Bienvenue à Night Vale est la transposition romanesque de Welcome to Night Vale, un univers initialement développé sur le Net par le biais d’un podcast. Depuis 2012, et à raison de deux livraisons par mois en anglais (www.welcometonightvale.com), Joseph Fink et Jeffrey Cranor pratiquent ce que l’on appelait à l’ère prénumérique l’art de la dramatique radio. Manifestement avec un talent certain, puisque dès 2013 Welcome to Night Vale s’est imposé parmi les podcasts les plus appréciés des internautes étasuniens. Il a depuis touché un public mondial, notamment francophone grâce au site www.valnuit.blogspot.fr. Créé en 2015, ce dernier propose – à l’heure où ces lignes sont écrites – une quinzaine d’épisodes traduits en français par des admirateurs de la série. Grâce au travail (bénévole) de ces « Valnuitains », ainsi que se désignent les fans hexagonaux de Welcome to Night Vale, les non anglophones ont pu prendre l’étrange mesure d’un monde agrégeant quelques-unes des références majeures de l’Imaginaire américain contemporain. Déclinaison fictive d’une Amérique urbaine et provinciale, la localité de Night Vale constitue un évident pendant méridional – la cité est encerclée par le désert – des villes du Maine profond créées par Stephen King. À l’instar de l’auteur de Dead Zone, Joseph Fink et Jeffrey Cranor peuplent leur ville imaginaire de personnages appartenant à la lower middle class. Il en va ainsi de Jackie Fierro et Diane Crayton, leurs deux héroïnes. La première, une jeune femme, tient le mont-de-piété de la cité. La seconde, une mère célibataire dans la trentaine, travaille au service marketing d’une entreprise anonyme. Là encore « kingien », le duo créateur use du fantastique pour métaphoriser les questionnements très humains taraudant leurs protagonistes. Âgée de 19 ans depuis des décennies, Jackie témoigne par son singulier blocage temporel de sa difficulté à accepter de devenir adulte. Quant aux constantes métamorphoses de Josh – le fils de Diane, capable d’arborer une peau orange pâle ou une paire de cornes –, elles incarnent aussi bien les mutations pubertaires que l’angoisse dont se teinte à leur propos le regard parental. Non dénués d’empathie et d’humour, ces portraits psychologiques placés sous le signe de l’insolite forment la part la plus intéressante du roman. Ce dernier convainc en revanche bien moins lorsqu’il emprunte au conspirationnisme ufologique des X-Files ou bien encore au kitsch cauchemardesque de Twin Peaks, deux de ses évidentes sources télévisuelles. Manquant alors de force d’évocation, l’écriture peine à faire style et sens, lors de ces échappées d’inspiration « carterienne » ou « lynchienne ». Désertés par l’ange du bizarre, ces moments à l’extravagance un peu vaine tendent – longueur romanesque oblige – à se répéter de manière bien mécanique. Et au terme de quelques chapitres, l’ennui finit par poindre malgré l’attachement suscité par les figures de Jackie et Diane… Sans doute Joseph Fink et Jeffrey Cranor sont-ils meilleurs dramaturges que romanciers.