La communauté scientifique ignorait si l’univers s’étendrait indéfiniment ou se contracterait. Kurt Steiner, qui recommence à publier à présent qu’il a terminé ses recherches, donne la réponse : ce sera le Big Crunch. C’est ainsi que des phénomènes de compression se produisent sur Terre, les briques soudain plus compactes provoquent l’effondrement d’immeubles, et les chaussures resserrées des douleurs aux pieds. Quant aux lacets usés, on a beau les jeter, ils s’obstinent à revenir dans la poche. Ces phénomènes et d’autres encore sont narrés à travers un groupe de gens ordinaires, parmi lesquels on compte tout de même un animateur de jeux télé affligeants, Bruno Garcinet, qui a troqué son nom improbable pour le pseudonyme d’Autrui, et un jeune surdoué, Vincent, lequel est accompagné de ses parents et n’est pas insensible aux charmes de Julie, la fille d’Antoine Polivet, un veuf aux conceptions éducatives passablement démodées et pour tout dire, un individu aussi falot que réac. Sans oublier un chien, Capi, qui, pour avoir avalé un holophone miniature, aboie des sons de clochettes.
L’univers est condamné à brève échéance, et l’humanité le serait avec lui sivcet échantillon pour le moins banal n’était inopinément sauvé par un visiteur télépathe issu d’un univers parallèle. Le début du roman l’avait suivi dans son hilarante assimilation express des langues et des coutumes humaines, où le langage imagé est bien entendu pris au pied de la lettre et où les quiproquos naissent d’un usage de la langue trop ou pas assez précis, jeux auxquels l’auteur s’est toujours révélé redoutable. Son moyen de transport est une sphère qui échappe au Big Crunch en voyageant dans le Rien, hors du temps et de l’espace.
Après quelques rebondissements facétieux, cet équipage disparate parvient sur une terre parallèle, Géa, où, pour échapper à la violence intrinsèque de son espèce, irréductible même à l’éradication des gènes de l’agressivité, l’humanité a créé des hybrides à partir de deux autres espèces, le chat et le rat, l’individualisme forcené de l’un et l’instinct social de l’autre garantissant un équilibre propice à la paix.
Et c’est à cause de l’étroitesse d’esprit d’un Antoine Polivet, rendu encore plus acerbe par son refus de voir sa fille convoler avec un jeune homme qui n’est pas de sa classe sociale, que l’équilibre de ce monde risque d’être rompu… Les péripéties concernant l’intégration des humains sur ce monde, malgré des avis divergents, et les tentatives pour empêcher la répétition de la catastrophe dans cet univers, occupent le reste du roman.
Pour qui est familier d’André Ruellan (se reporter au dossier que lui consacra Bifrost dans son n°38), auteur du Manuel du savoir-mourir, ou de ses avatars Kurt Steiner, Kurt Dupont ou (décidément) Kurt Wargar, maître du nonsense et de l’humour noir, la lecture de Big Crunch est une friandise délicieusement acidulée qui regorge de trouvailles en tous genres — ainsi ces arbres chronopha-ges, dont les feuilles se nourrissent de temps et qui font vieillir selon la quantité ingérée. On y trouve des rebondissements surprenants, inspirés des principes de la mécanique quantique, sans oublier des littéralités débouchant sur de stupéfiantes propriétés de temps subjectif, des pannes de vaisseau naviguant hors du temps provoquant des contre-espaces, des tremblements de ciel et des mondes où fourmillent des formes de mort. Au passage sont décochées des flèches dans tous les sens, qui fustigent aussi bien des absurdités sociales et économiques (le visiteur s’enrichit en inversant le système bancaire) que politique (le président se voyant terrassé en un seul paragraphe d’une féroce concision). Loufoque, ce roman l’est forcément, à jouer sur tous les registres à la fois, à juxtaposer humour potache et pince-sans-rire dans un brillant feu d’artifice qui étourdit par sa profusion de traits d’esprit. Il n’en est pas pour autant futile, et même si Kurt Steiner répugne à jouer les moralisateurs, on ne peut s’empêcher de constater qu’en opposition à l’ouverture raciale et culturelle des principaux protagonistes, le rejet de la différence et la bêtise sont les germes de catastrophes dont le Big Crunch est la métaphore.
Certains esprits se diront désorientés par cette richesse à tous les étages, d’autres en feront leur miel, lequel, comme on sait, se déguste à petites gorgées. De même que la contraction de l’univers voit émerger un plus grand nombre de surdoués, la densité de ce roman excite les papilles neuronales.