Outre une poignée de nouvelles, on a pu lire de John Shirley La Ballade de City, un remarquable roman dans la mouvance cyber-punk (paru en 1986 chez Lattès, ce qui ne nous rajeunit pas). Plus récemment, deux romans alimentaires, l’un tiré du jeu Watch Dog et l’autre de la franchise Predator. Veine alimentaire dans laquelle se situe aussi Bioshock-Rapture, qui constitue la préquelle d’un jeu vidéo. N’étant pas joueur, le présent roman sera ici traité en tant que tel, sans référence aucune au jeu qui l’a inspiré et dont j’ignore tout.
Andrew Ryan est devenu milliardaire aux États-Unis où il est arrivé tout jeune, fuyant la révolution bolchévique en Russie. Mais l’Amérique est loin d’être assez libérale pour lui qui exècre l’état et son corollaire, l’impôt, ne jurant que par la libre entreprise et l’économie de marché. Ryan serait un thuriféraire avant l’heure des Friedrich Hayek et Milton Friedman… En 1945, persuadé que le monde court à la ruine nucléaire, Ryan décide de fonder son utopie ultralibérale là où il pourra jouir de la plus parfaite extra-territorialité : au fond de l’océan. Et notre Ryan de poser d’emblée la question qui fâche : « Ce qu’un homme obtient par son travail, à la sueur de son front… Cela ne lui revient-il pas de droit ? » Il rêve ainsi d’une cité où les artistes n’auraient pas à craindre la censure, les scientifiques ne seraient pas inhibés par l’éthique… Mais qui peut devenir milliardaire à la sueur de son seul front ? Comme dit le proverbe corrigé : l’avenir appartient à ceux qui ont des ouvriers qui se lèvent tôt. D’emblée, le ver est dans le fruit. Les dés sont pipés puisque tout appartient à Ryan. Le capitalisme repose sur le fait qu’il y a des ressources naturelles que chacun pourrait (théoriquement) exploiter par son travail pour s’enrichir. Rien de tel à Rapture. Ryan invite dans son utopie des gens embrassant le même credo libéral que lui. Il tient à en écarter les parasites – syndicalistes, communistes, croyants et même simples altruistes. Il a fait sienne l’idée que seul l’égoïsme forcené mènera à une « utopique » justice sociale. « À leur arrivée, on avait imposé à la plupart des habitants de la cité sous-marine de changer leurs dollars américains en dollars de Rapture, Ryan ponctionnant sur le change une part destinée à assurer les frais de maintenance des divers services de la ville. » (page 105). Au temps pour l’utopie sans impôts !
Rapture est aussi un univers totalement clos sur lui-même, ce qui ne facilitera guère le libre-échange… car, si on y entre, on n’en ressort pas, même si ça tourne mal.
Et il advient ce qui devait advenir : l’utopie ultralibérale vire fissa à la dystopie la plus totalitaire tandis que gronde le mécontentement, puis la révolution…
Rétro-anticipation politique, virulente critique de l’ultralibéralisme, avec Bioshock-Rapture, John Shirley met parfaitement en relief tous les mécanismes de l’inévitable échec d’une utopie qui tourne à la tragédie, quand bien même l’auteur laisse à la fin une minuscule touche de ciel bleu dans un immense océan de noirceur. Contre toute attente, Bioshock-Rapture s’avère un bon roman, pas un chef-d’œuvre, non, mais une excellente surprise, tant on ne s’attendait pas à trouver là une critique politique aussi acerbe.
Reste le livre en tant qu’objet. Joli, certes. Mais à 28 euros, on se demande si le prix n’est pas en soi une illustration du propos…