Connie WILLIS
BRAGELONNE
672pp - 25,00 €
Critique parue en janvier 2013 dans Bifrost n° 69
2060, Oxford. Trois étudiants en Histoire s’apprêtent à effectuer leur première mission d’observation durant la Seconde Guerre mondiale. Accaparés par les ultimes préparatifs, ils vont et viennent entre chaque bâtiment du collège, agacés par les modifications de planning, se croisant au hasard des circonstances.
Polly Churchill doit plonger dans le Londres du Blitz pour observer le comportement de ses habitants. Merope Ward se réjouit de rejoindre la domesticité d’une riche aristocrate du Warwickshire afin d’étudier les évacuations d’enfants. Michaël Davies peaufine son passage éclair à Douvres durant la débâcle de Dunkerque, part non négligeable de sa thèse sur l’héroïsme ordinaire. Et tous s’inquiètent des retards, complétant leur garde-robe pour ne pas déparer dans le paysage de l’époque et révisant les ultimes détails de leur mission. Pourtant, l’imprévu s’invite au programme sous la forme d’un décalage dans le temps et dans l’espace. Nos trois amis n’arrivent pas exactement au lieu et à la date prévus. Un léger écart dont ils ne s’inquiètent pas outre mesure puisqu’il est habituel que le continuum résiste un peu. Une sorte de réflexe mécanique censé empêcher les perturbations fâcheuses et autres incongruités, en particulier si l’irruption du voyageur risque d’introduire une divergence historique. Mais, lorsque les points de transfert permettant au filet de ramener nos étudiants à bon port refusent de s’ouvrir, ceux-ci craignent un dysfonctionnement. Et lorsque l’équipe de récupération n’est pas au rendez-vous, notre trio s’effraie d’un possible changement du cours de l’Histoire dont il serait l’instigateur involontaire.
A la lecture de Black-Out, une question se pose d’emblée : SF ou pas SF ? L’interrogation ne paraît pas si anodine que cela au regard du débat ayant déjà agité le microcosme de la SF française (trois pelés, deux tondus). Une controverse dont on peut prendre connaissance sur le forum ActuSF. En dépit des aspects absurdes auquel a abouti l’échange, le chroniqueur reconnaît ici ne pas être en mesure de trancher définitivement. Tout au plus relève-t-il que si le voyage temporel constitue l’un des ressorts principaux de l’intrigue, il n’apparaît cependant pas au cœur du propos de Connie Willis. L’éventuel paradoxe et sa résolution ne sont pas davantage des sujets qui taraudent l’auteur américain. C’était d’ailleurs déjà le cas avec ses précédents titres, Le Grand Livre (The Great Plague comme si vous y mourriez) et Sans parler du chien (spéciale dédicace à Jerome K. Jerome). Et même si le diptyque formé par Black-Out et All Clear (à paraître en avril 2013) a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus, l’amateur hardcore de spéculation n’y trouvera sans doute pas son compte, jugeant ces récompenses comme de parfaits faux amis.
Connie Willis nous a habitué à du lourd, genre briseur d’étagère. Pas de surprise, Black-Out pèse ses plus de six cent pages. Des chapitres entiers de dialogues incessants, abordant par le menu une liste impressionnante de détails prosaïques dont la somme des parties constitue le quotidien du commun des mortels pendant les années de guerre en Angleterre. Des paragraphes complets où les personnages s’échinent en vain à rétablir une situation qui leur échappe complètement. Le tout rédigé d’une plume alerte, pour ne pas dire bavarde, ne ménageant guère de répit pour le lecteur.
Aux marges du roman historique, Black-Out nous immerge au cœur du Blitz. On vit littéralement cette période périlleuse, source de nouvelles routines, le métro servant temporairement au dodo, d’angoisse permanente, d’anecdotes étonnantes ou effrayantes, mesurant les torrents de sang, de sueur et de larmes que les Londoniens ont dû verser. Au travers des multiples faits et détails, on sent tout le sérieux de la documentation de l’auteur sans ressentir l’accablement d’une longue leçon d’Histoire. Black-Out se montre aussi très british et fort drôle, malgré le contexte dramatique. De cet humour empreint de distanciation et de nonsense nous faisant envier la perfide Albion. Sans atteindre les sommets de Sans parler du chien, le nouvel opus de Willis ne démérite pas sur ce point.
Evoluant aux marges de la SF, on l’a dit, l’auteur américain ne paraît pas vouloir réinvestir l’une des vieilles lunes du genre : le voyage temporel et ses paradoxes. L’argument de départ ressemble plutôt à un prétexte pour introduire un décalage entre l’Histoire et la réalité vécue par les voyageurs temporels. Elle nous confirme que l’Histoire est surtout une grande muette, rétive lorsqu’il s’agit de dévoiler ses zones d’ombre et source de multiples imprévus. Avec leurs connaissances parcellaires, tributaires des sources et de grilles de lecture méthodologiques, les historiens n’apparaissent pas comme les mieux armés pour affronter le sautillement désordonné du passé, l’Histoire n’étant jamais, après tout, qu’un ordre créé a posteriori.
Sur ce point, Connie Willis se montre convaincante. Pour autant, le jeu vaut-il la peine d’écrire deux volumes ? Réservons notre réponse en attendant la parution d’All Clear. En espérant que la conclusion de ce diptyque ne fasse pas beaucoup de bruit pour rien…