« La vérité est que je déteste écrire des nouvelles. » Cette phrase d’Octavia Butler ouvre le recueil Bloodchild. Dans cette même préface, elle se définit comme essentiellement romancière, peu adepte d’une forme courte qui lui « aurait appris plus qu’elle n’aurait voulu savoir sur la frustration et le désespoir ». Le recueil Bloodchild existe néanmoins, composé de cinq nouvelles écrites dans les années 70 et 80, de deux très courts essais, et de deux nouvelles supplémentaires écrites en 2003 et ajoutées dans la réédition de 2005. Existe aussi le recueil Unexpected Stories, publié en 2014, qui contient deux récits posthumes retrouvés par Merrilee Heifetz, l’agente de Butler. Il est temps maintenant d’examiner ces nouvelles de fort bonne qualité, et que Butler n’aimait pas écrire.
« Enfants de sang », un chef d’œuvre primé Nebula, Hugo, Locus et SF Chronicle, inaugure d’une certaine manière la trilogie « Xenogenesis ». Butler y crée une société humaine « captive » d’une autre espèce sur une planète où des humains fuyant leur monde avaient imprudemment débarqué. Parqués dans des réserves, absolument infériorisés, les humains de ce monde – volontairement ou non – ont pourtant développé avec certains des autochtones insectoïdes une relation ambiguë qui interroge les questions de genre et complexifie la dialectique de la haine, du ressentiment et de l’amour qui se développe dans toute relation, fût-elle de domination. Un texte d’une grande subtilité, comme tous ceux de Butler dans ces recueils. Car, quels que soient les thèmes abordés, l’autrice est toujours fine et complexe, jamais manichéenne.
Les nouvelles de Butler, c’est d’abord un vrai world-building qui, en quelques phrases, réussit à rendre évident le décalage entre notre monde et celui qu’elle décrit dans son récit, jusqu’au malaise parfois. C’est vrai dans « Enfants de sang », ça l’est aussi dans « The Evening and the Morning and the Night », lauréate du prix SF Chronicle, où une maladie émergente détruit sans pitié des vies humaines, ou dans « Amnesty », dans laquelle le contact désastreux entre aliens et humains se passe sur Terre à l’issue d’une courte et secrète guerre perdue par l’humanité.
C’est aussi souvent le récit de corps mis à rude épreuve. Non seulement dans les deux non SFFF « Crossover » et la très délicate « Near of Kin », mais encore dans les trois nouvelles citées au-dessus, ou dans « Speech Sounds », lauréate du Hugo, où une maladie inconnue endommage, voire détruit, la capacité de parler, provoquant un effondrement social où la barbarie des gestes remplace la médiation des paroles, « Childfinder », où une génération de télépathes découvre qu’un don peut aussi être une malédiction, et encore « A Necessary Being », texte à la saveur asiatique dans lequel on mutile les héros/ surhumains pour les contraindre à accepter les fonctions de leader qui sont de leur responsabilité afin d’assurer la cohésion de groupes très (trop ?) fortement hiérarchisés.
La notion de responsabilité revient souvent dans les écrits de cette fille d’une mère veuve qui faisait des ménages pour la nourrir. C’est le cas dans pratiquement tous les textes. Et cette prise de responsabilité, qui peut aller jusqu’à la perte de ce qui est le plus précieux pour qui se sacrifie, est le plus souvent le fait de femmes, ces héroïnes de Butler qui lui ressemblent, noires et éduquées. Courageuses aussi, comme sa mère. C’est ce que Butler appelait « writing myself in ».
Les nouvelles de Butler, c’est enfin le récit de contacts intenses entre humains et aliens ou entre humains de nature différente, et elle y déploie une grande subtilité pour montrer que tout individu est complexe, que toute interaction l’est aussi, et qu’il est présomptueux de prétendre classer les uns ou les autres dans des cases morales d’où ils débordent toujours, les anges faisant parfois les bêtes et les bêtes les anges.
Même si certains textes se concluent sur une note optimiste et sur l’idée qu’une communication enfin réussie est la base de l’harmonie, il ressort néanmoins de la lecture des deux recueils un pessimisme global sur la nature humaine et sa capacité à surmonter les conflits ou à se lancer dans une coopération sincère en son sein, au point qu’il apparaît dans « The Book of Martha » que l’amélioration de l’humanité ne pourra se faire qu’à partir des rêves et au prix, encore, d’un sacrifice. Mais c’est un pessimisme collectif, un pessimisme d’espèce, rien n’est jamais prévisible en ce qui concerne les actes individuels. Le meilleur peut toujours advenir quand quelqu’un décide d’aller par-delà les préjugés et de prendre ses responsabilités, si coûteux que ce puisse être.
Un mot de fin sur les deux courts essais. Si « Furor Scribendi » pointe pour les écrivains l’importance du travail et de l’écoute des pairs, « Positive Obsession », plus biographique, développe l’amour des livres et de l’écriture ressentie comme une compulsion par cette grande fille pataude et timide à qui sa tante, voulant son bien, avait dit : « Negroes can’t be writers. » Heureusement, elle avait tort.