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Les critiques de Bifrost

Bonheur™

Jean BARET
LE BÉLIAL'
340pp - 19,90 €

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Futur proche. La société de consommation a gagné, et dans les grandes largeurs, saturant le monde de ses codes. La publicité est omniprésente, ses hologrammes bigarrés s’affichent en permanence autour de chacun d’entre nous, et l’acte d’achat structure désormais le quotidien de tout un chacun, au point d’en être devenu obligatoire ; une police a même été créée pour veiller à ce que quiconque consomme il se doit. Le moindre changement dans votre mode de consommation, et débarquent chez vous les peu arrangeants Toshiba et son collègue Walmart, les flics de la section des « Crimes à la Consommation ». Ah oui… Il convient de préciser que dans le monde de Jean Baret, les marques ont tellement imprégné la société que tout le monde se fait sponsoriser à coût (sic) de contrat lucratif, et la personne ainsi parrainée prend l’identité de la marque qu’elle représente. Parmi les autres joyeusetés de l’époque, on peut aussi prendre comme épouse (ou comme époux) un robot, de façon à pouvoir la tabasser à loisir histoire de se défouler, le tout sans réelle conséquence puisque l’androïde se réparera tout seul au creux de la nuit. Un monde dans lequel on n’aimerait assez peu vivre, en somme. Pourtant, les protagonistes de Baret se satisfont de leur sort. À moins que…

Bonheur™ est le premier volume de la « Trilogie Trademark ». Jean Baret est avocat au barreau de Paris, culturiste et nihiliste. Un cocktail déto(n)nant, auquel il faut donc ajouter écrivain d’anticipation sociale. C’est dire si lire du Jean Baret, c’est une expérience dont on ne ressort pas totalement indemne. Car Bonheur™, derrière son titre sarcastique, est un roman sur l’aliénation, celle de tous ces otages d’une société de consommation poussée à son paroxysme, où chacun est victime consentante du système, n’a plus le recul pour se rendre compte qu’il est prisonnier, et se trouve même en manque quand l’un des éléments récurrents de sa journée ultra-balisée de la première à la dernière seconde vient à manquer ou à partir de travers. Pour bien enfoncer le clou, Baret adapte la forme au fond : lire Bonheur™, c’est entrer dans une boucle infinie, qui semble se répéter pour mieux vous étouffer et vous priver de toute réflexion. La journée de Toshiba est la même tous les jours, un peu à la manière d’Un jour sans fin, mais qui n’évoluerait jamais : les mêmes scènes vécues à l’identique, au même moment, décrites de la même manière par l’auteur. À titre d’exemple, on signalera la très asphyxiante scène de l’ascenseur, lequel diffuse toujours la même émission, The Shot Heard Round the World : à chaque fois qu’un personnage utilise l’ascenseur, soit toutes les deux ou trois pages, le nom de l’émission est cité, et cette répétition agit comme une hypnose sur le lecteur, qui vit ainsi le même épisode de lecture que les personnages vivent dans leur vie de tous les jours. Déclinez cet exemple de l’ascenseur sur l’ensemble des moments de la journée, et vous aurez une idée de la forme que prend le récit : une rengaine lancinante, comme un acouphène qui, de gêne, deviendrait peu à peu votre seule normalité. À ce titre, on imagine sans mal que le roman sera extrêmement clivant : il y aura ceux qui trouveront que ces répétitions sur près de trois cents pages en deviennent illisibles, et ceux qui trouveront la mise en abîme admirable, cette façon de fusionner forme et fond (on pourra toutefois émettre des doutes quant à la pertinence de le faire sur la longueur d’une trilogie, sous peine de tourner en rond, mais on jugera à parution des tomes ultérieurs). Personnellement, nous appartenons à cette deuxième catégorie : on n’a rien vu de tel en SF francophone depuis bien longtemps, une telle furia nihiliste, véritable bombe littéraire qui dynamite les codes de narration, sans concession ni consensus mou – jamais.

Signalons qu’aux origines du roman, il y a la rencontre de Baret avec les théories de Dany-Robert Du-four, un philosophe ayant beaucoup écrit sur la pléonexie : l’être humain est avide, il en veut toujours plus et n’a de cesse d’atteindre son but. C’est sur cette base que s’est développée la société de consommation, qui autoentretient ce penchant, voire se substitue à lui pour désormais diriger la destinée de l’humanité. Jean Baret fait sienne cette théorie, au point de transformer Dany-Robert Dufour en personnage de son récit. Et de donner in fine la parole à Dufour pour une postface très éclairante. La boucle est bouclée.

Anticipation sociale dystopique mais ô combien crédible, malgré ses côtés volontairement tape-à-l’œil, déversement défoulatoire de logotypes et de marques, Bonheur™ est à coup sûr un roman qui marquera son époque. Le prochain tome, initialement appelé Algopolis, a été rebaptisé Vie™ et sortira en 2019. Tout un programme. Bienvenue dans l’univers barré de Jean Baret.

Bruno PARA

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