Voici donc ce roman qui a connu une si longue gestation, écrit sur deux ans mais déjà bénéficiaire d'une bourse à la création en 1994 afin de mener les recherches nécessaires. Il ne s'agit pas de S-F, bien que cette Lorraine du XVIIe offre un dépaysement et un exotisme au moins aussi grands que l'exploration d'une autre planète. Il ne s'agit pas non plus de fantastique, même si le roman s'ouvre sur un procès en sorcellerie minutieusement conté, observé par les mentalités de l'époque, et se poursuit par une impressionnante descente aux enfers. Il s'agit simplement d'un roman de Pelot, d'un grand roman où l'on retrouve toutes les qualités de l'auteur, un récit d'une extrême noirceur où surnagent cependant des îlots de tendresse : Dolat, né pendant la captivité de la supposée sorcière, échappe à la mort et devient le filleul d'adoption d'Apolline, une fillette de haute lignée éduquée par les religieuses de Remiremont. Mais la belle marraine qui déniaise le « fils du Diable » à son adolescence l'entraîne dans ses intrigues coupables : ayant cherché à se débarrasser de la mère supérieure qui a aboli certains privilèges des religieuses par des maléfices auxquels elle a associé Dolat, elle fuit avec lui dans la montagne habitée par des « myneurs » et des « forestaux » vivant en marge de la société et des juridictions locales. Les péripéties, et elles sont nombreuses, qui ont jusqu'ici émaillé la vie de ces deux personnages, ne sont rien en comparaison des épreuves qui les attendent. Ce cortège de malheurs où l'humain descend toujours plus bas sans jamais toucher le fond atteint son point culminant lors des sanglants épisodes de la guerre de Trente Ans.
Parallèlement à cette intrigue, Lazare Grosdemange, grand reporter récemment victime d'une crise cardiaque qui l'a rendu partiellement amnésique, se penche sur ses origines jusqu'à ce que ses recherches croisent les événements dont ses ancêtres furent les acteurs. Travail de mémoire pour retrouver des bribes de sa vie, mémoire du passé : la double quête rejoint celle de l'identité. Cette préservation de l'oubli est également à l'œuvre quand Apolline entreprend d'écrire sa vie. Pelot, pour qui écrire, c'est respirer, souligne bien les vertus identitaires de l'écriture, a fortiori si elle est biographique (ce qu'est en partie ce roman) : « Parce que l'écrire, c'était admettre. Qu'admettre c'était donc exister… »
On n'avait pas lu pareille fresque depuis longtemps. Pierre Pelot a magnifiquement restitué le moindre détail de cette sombre période, en effectuant notamment un impressionnant travail sur le langage, qui intègre les mots d'alors dans un phrasé très contemporain. C'est un torrent de mots qui roule, dévale et ravine, un torrent qui n'est pas fait d'une eau pure comme les phrases filtrées pour éliminer les redondances, choisir les expressions et peser le sens des mots, mais une eau de terre et de pierres mêlée, qui charrie un vocabulaire glaiseux encore mal dégrossi de sa gangue originelle, des gravillons de patois crachés avec un accent rocailleux, des expressions profondément racinées dans le rude quotidien du lieu et de l'époque, des tournures anciennes immergeant dans ce passé révolu le lecteur ballotté comme un fétu, tournures qui se succèdent tumultueusement le long d'infinis déroulements de phrase, virevoltant et tourbillonnant dans le flot furieux des pensées cherchant à se fixer comme des branchages qui s'accrocheraient sur une berge ou un tronc flottant qui se coincerait entre deux rocs de certitude, revenant avec obstination sur l'image, l'idée, la scène, pour les mieux préciser, à coups d'adverbes et d'adjectifs qui sans cesse nuancent, corrigent, retouchent ou redressent l'impression première, avec l'impossible mais convaincant et sinon séduisant projet de réaliser par ces patientes touches impressionnistes une fresque hyperréaliste qui restituerait la trame et la texture même de ce monde éteint, afin de témoigner que c'est ainsi que les hommes vivent.
Ce roman n'est pas un chef-d'œuvre de plus de Pierre Pelot : c'est son chef-d'œuvre !