Pierre PELOT
DENOËL
1118pp - 27,50 €
Critique parue en janvier 2016 dans Bifrost n° 81
Énorme pavé écrit sur deux ans après d’imposantes recherches documentaires, CAQLHV est le chef-d’œuvre de Pierre Pelot, comme en font les Compagnons du devoir. Il fait entrer Pelot dans la petite confrérie des écrivains de fresque, aux côtés de Tolstoï et des autres photographes d’univers.
1599, dans les Vosges, une pauvre femme dont le seul tort est d’être trop belle est envoyée au bucher par de faux témoignages. Dans sa prison, alors qu’on va la soumettre à la question, elle accouche d’un enfant qui devait être celui de la félicité et qui sera celui du malheur, né le poing en avant sur la paille d’un cul de basse fosse. Exposé après le supplice de sa mère, Dolat est « adopté » sur un coup de tête par la très jeune Apolline, fille de petite noblesse promise à devenir chanoinesse de Remiremont. Elle sera sa « marraine » avant de devenir, plus tard, sa maitresse et son unique amour. Trente-six ans de rapprochements et de séparations récurrents pour les deux jeunes gens, d'abord entre libertinage et complot de cour, puis en fuite hors du monde balisé de la ville, vers cet en-dehors qu’on appelait au Moyen-Âge la Sauvagerie, le tout au milieu des affres de l’abominable Guerre de Trente Ans.
1999, dans les Vosges, Lazare, grand reporter revenu au pays, commence une quête de ses origines qui le reliera sans le vouloir à ces hommes et femmes ensevelis par l’Histoire, et à un trésor enterré pour lequel beaucoup ont vilement massacré.
En 1179 pages, Pelot fait revivre un monde disparu, par la langue d’abord, mélange de français archaïque et de patois vosgien, impressionnant dans des dialogues rugueux et de peu de mots, par la profusion de détails, ensuite, où tout est décrit, même et surtout le plus ignoble, toutes ces animalités d’où peinait à s’extirper l’humanité d’une époque bien primitive. En ce début du XVIIe siècle, la Renaissance n’a pas vraiment atteint les marches vosgiennes, encore moins l’infinité des gueux, urbains ou forestiers, qui peuplent la région. Hormis la prospérité de quelques nobles et religieux, la vie là-bas est atrocement dure. La justice, impitoyable, est de plus formidablement injuste. L’existence est courte, entre malnutrition, maladies, malemorts. On vit dans la merde et l’ordure, on peut mourir à tout moment, on se prostitue pour manger (mal), on mange même ses enfants, paraît-il, quand tout va trop mal. Les hommes vivent mal, et les femmes bien plus. Dans un monde d’hommes, une femme est un bien qu’on peut céder, vendre, acheter, et qui doit, pour survivre sans se prostituer, avoir un « homme » qu’il n’est pas besoin d’aimer. En lui ouvrant son entrecuisson, on obtiendra de lui aide matérielle et identité déléguée.
Détails et langage s’allient pour balayer toute la vie de ces miséreux (prolétaires étymologiques) dont le monde n’a que faire. Gueux des taudis urbains, forestiers exonérés de corvée, charbonniers des forêts profondes, mineurs d’argent ou d’or, tous tentent de survivre, fût-ce au prix de la vie des autres. Il n’y a de solidarité qu’au sein de l’immédiate communauté, là où on peut survivre et forniquer, prolonger sa vie et prolonger la vie. L’étranger est souvent inutile, au pire une menace, au mieux une proie. Et quand la guerre arrive, qu’elle est cruelle comme jamais, qu’on torture et qu’on tue pour rire (rappelons que les horreurs de la Guerre de Trente Ans furent à l’origine du premier droit de la guerre), la bestialité des sédentaires doit se hisser au niveau de celle des écorcheurs en maraude. Des deux côtés, on tue, certes, mais on profane aussi, par plaisir, quand on ne mange pas. Gueux et écorcheurs sont deux faces d’une même pièce, indifféremment l’une ou l’autre, c’est d’autant plus vrai pour Dolat et Apolline, qui devront aller au fond de l’abjection pour continuer à vivre. Racontant misère et malheur, la langue, les phrases de Pelot emportent tout sur leur passage. Comme un fleuve en crue, le verbe de Pelot saisit et entraîne loin, si loin son lecteur. Les premières dizaines de pages consacrées au supplice de la « sorcière » époustouflent et donnent le ton, les scènes de massacre et de torture qui closent le récit aussi. C’est ainsi que les hommes vivent – comme des bêtes qui voudraient aimer et trouvent de petits ilots de joie dans un océan de lancinante souffrance –, qu’ils meurent aussi, souvent. Et rien n’a changé sous le vernis de civilisation, Lazare le sait bien. En 1999 aussi des hommes cherchent le trésor caché et des hommes meurent pour lui. Et que dire des guerres modernes, en Tchétchénie ou ailleurs, qui ne comptent pas moins de massacres de masse, viols, humiliations et mutilations. Il suffit de s’éloigner un peu du centre occidental et d’aller vers la périphérie mondiale, vers ces marches jumelles de celles que parcoururent éperdument Dolat et Apolline, loin de la sécurité relative de leur jeunesse. La bestialité est toujours là, n’attendant qu’une occasion de s’exprimer, qu’un humain de hasard sur qui se déchaîner.