Connexion

Les critiques de Bifrost

Car je suis légion

Car je suis légion

Xavier MAUMÉJEAN
POCKET
432pp - 9,20 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Babylone, au sixième siècle avant l'ère chrétienne. Nabuchodonosor règne sur la Terre-Entre-les-Fleuves et en fait respecter les frontières. Dans la capitale, des jardins suspendus à l'Esagil, en passant par les quartiers à l'ombre des remparts, les « accusateurs » font respecter l'ordre dans la cité. Sarban est l'un d'eux, arraché à sa famille à l'âge de neuf ans et destiné à être, à chaque instant, la bouche de la loi. N'importe quel citoyen peut lui réclamer justice ou le défier oralement sur un point de droit. À la fois jurisconsulte et policier, il maîtrise aussi bien le bâton que le Code Hammurabi et contribue à l'intangibilité de la norme. Mais le Grand Prêtre de Marduk est formel : l'éclipse de soleil est le signe que les dieux sont fatigués. Avant d'affronter, dans un éternel recommencement, l'ire de sa mère, Tiamat, Marduk doit se reposer. Durant son sommeil, la loi, tout comme le temps, doivent être suspendus. Nulle justice ne sera plus rendue à Babylone et la fonction des accusateurs devra se limiter à protéger les temples. Dans le chaos qui monte à l'assaut de la « Porte des Dieux », avec la rapidité terrifiante d'une crue, la sagacité de Sarban trouvera pourtant à s'exprimer. L'assassinat d'un notable babylonien, fort différent des exactions quotidiennes dictées par la peur et la folie, le mènera, au terme d'une enquête délicate, à une révélation remettant en cause jusqu'au fondement même de la royauté. Tiamat l'emportera-t-elle définitivement sur Marduk ou la loi conjurera-t-elle, une nouvelle fois, le chaos ? Sarban, avec l'aide des prêtresses d'Innana, qui délivrent des oracles en jouissant, et le concours de Casdim, l'enquêteur Sa'ilu qui peut sonder les âmes des suspects, engagera son titre et sa famille pour conjurer la destruction de Babylone…

Tout comme l'œuvre d'Alexandre Dumas ne se limite pas aux Trois Mousquetaires, celle de Xavier Mauméjean, feuilletoniste de la S-F s'il en est, n'est pas circonscrite, loin s'en faut, au steampunk échevelé de La Ligue des héros. Après avoir été le chantre d'un dix-neuvième siècle qui n'a pas été, le père de Lord Kraven a su, avec bonheur, diversifier son approche de la matière historique. Dans La Vénus anatomique (tout récent lauréat du Prix Rosny Aîné 2005 catégorie roman), il a rendu hommage à l'œuvre mécaniste de La Mettrie et revisité conjointement l'illuminisme et les racines prométhéennes de la science-fiction. C'est à Babylone qu'il nous convie, cette fois-ci, choisissant, de toutes les civilisations antiques, la moins aisée à faire revivre. L'Athènes démocratique, la Rome républicaine, ou encore la Thèbes des ramessides, eussent déjà été des défis particulièrement ambitieux. Mais c'est vers les ziggourats tutoyant le ciel et les descendants de Gilgamesh, que Mauméjean tourne son regard. D'emblée, la recherche apparaît diligente et les références sont précises. À tel point qu'on peut même regretter une certaine tendance au didactisme d'exposition, surtout dans les premiers chapitres. Une information inféodée aux dialogues eut été plus pertinente, d'autant que l'auteur en est parfaitement capable, comme le prouve l'apparente simplicité de La Vénus anatomique. Ce petit bémol stylistique n'oblitère pas, toutefois, la réussite narrative. Babylone renaît, sous nos yeux, avec ses rituels, ses quartiers, ses jeux d'ombres et de lumière. Mais c'est surtout aux Babyloniens que Mauméjean s'intéresse, rendant sensible à la fois l'originalité de leur culture et ses dénominateurs communs anthropologiques : l'ambition des hommes, la clairvoyance des femmes, la peur de la mort et l'irrésistible attrait du crime. Sans la crainte de la sanction, sans la coercition étatique, l'instinct animal déchire le voile étique de la citoyenneté et les rapports de force remplacent, presque instantanément, les conventions sociales. Contrairement aux apparences, le sujet du roman n'est pas, toutefois, la nécessité de la Loi, mais bien la vérité de la nature humaine.

Au tournant du texte, l'ébauche de réflexion juridique cède le pas à la dramatisation de l'intrigue. Malgré une audience finale, où l'Accusateur Sarban fait montre de son art consommé de l'argumentation, Mauméjean renoue rapidement avec l'action pure. Lorgnant du côté des Douze Salopards, l'auteur donne corps, en quelques pages, à un quatuor de « gueules cassées » mémorable. Plus Harry Callaghan que Miss Marple, Sarban entreprend l'éradication du mal à sa source, selon des méthodes éprouvées. Au final, même « la bouche de la loi » se laisse dominer par la vengeance. CQFD. Vous n'êtes pas près d'oublier l'ascension sanglante des sept étages de la grande ziggourat Etemenanki, aussi connue sous le nom de « Tour de Babel », reliant l'En-Bas à l'En-Haut. Sans jamais manquer de ne pas se prendre totalement au sérieux, certains traits d'humour ou clins d'œil comptant parmi les plus jouissifs du genre, Xavier Mauméjean nous fait lire jusqu'au sang. L'œuvre est d'une violence parfois dérangeante, mais, prise dans son ensemble, lumineuse et, d'une certaine manière, enjouée. Un opéra bouffe, en fait. Ce ton tragi-comique, ultra documenté, mais vif comme un Peckinpah, est la marque d'un auteur qui, à l'aube de sa maturité, sait bien que philosopher sans s'amuser revient à pisser dans un violon. Les hommes, qu'ils soient babyloniens ou européens, s'élèvent et retombent. Les dieux ne font pas la différence entre leurs cris de fureur et leurs fous rires. Si même ils les entendent. Un bon Mauméjean.

Ugo BELLAGAMBA

Ça vient de paraître

La Maison des Jeux, l'intégrale

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug