Amateurs et amatrices de Christophe Carpentier se rappelleront que cette figure à la fois singulière et passionnante de la SF francophone avait emprunté une nouvelle voie formelle avec L’Homme-canon. C’est-à-dire celle plus théâtrale que romanesque d’une anticipation développant son imaginaire spéculatif par le biais du seul dialogue, organisé à la manière d’une pièce en scènes, elles-mêmes émaillées de didascalies. Pour celles et ceux encore ignorants de cette nouvelle manière carpentérienne, et craignant peut-être qu’elle n’empèse son propos science-fictionnel par quelque raide artificialité, l’on précisera que, tout comme la lecture de L’Homme-canon, celle de Carnum s’avère des plus acidement réjouissantes. Avec ce nouvel opus, Christophe Carpentier demeure heureusement fidèle au style d’une modernité enlevée et distanciée dont il faisait montre dans le précédent. L’auteur continue à se réapproprier avec une ironie redoutablement mordante (vu le sujet de Carnum, on s’autorisera le jeu de mots…) les codes et formules consensuels du stand-up ou bien encore de la shortcom. Sous sa plume affutée, ceux-là deviennent autant d’armes littéraires d’une irrésistible efficacité, mises au service d’une corrosive prospective. Un peu comme si les univers télévisuels et lénitifs d’Un gars, une fille et autre Scènes de ménage étaient relus à l’aune de l’univers, rien moins que rassérénant, de J.G. Ballard…
S’inscrivant dans un futur fort proche, à moins qu’il ne s’agisse d’un présent alternatif, Carnum met en scène Jérôme, un chef d’entreprise qui bascule purement et profondément dans la dépression, après avoir quitté sa femme, puis vu s’évanouir les bribes ultimes d’un sens du business ayant autrefois fait de lui une star entrepreneuriale. Devenu une sorte de mélancolique houellebecquien (l’une des références revendiquées de Christophe Carpentier), l’ex très grand patron tutoie dès lors dangereusement la clochardisation, jusqu’à sa décisive rencontre avec Edwige – une chirurgienne reconnue, spécialisée en traumatologie. Et c’est pourtant cette praticienne qui va redonner à Jérôme le goût d’entreprendre, en lui proposant une inédite et pour le moins troublante extension du domaine des affaires. S’étant auto-initiée à l’anthropophagie après avoir goûté un peu d’un pied d’enfant récupéré à la suite d’une amputation, Edwige a connu une épiphanie gustative sans précédent… Persuadée que la consommation de la viande humaine représente un extraordinaire potentiel commercial, elle ne tarde pas à en convaincre Jérôme. Ainsi associés, la chirurgienne et le patron adeptes d’un cannibalisme, précisons-le, non homicide et librement consenti vont s’engager dans une très inhabituelle et très lucrative aventure économique. Et qui se muera peu à peu en révolution anthropologique…
Empruntant les voies des sciences économiques ou encore celle de la sociologie, la futurologie fictive de Carnum développe une fine et effrayante réflexion sur un (très) possible devenir du capitalisme. Et ce, à coup d’éclats d’un rire grinçant qui fait de Christophe Carpentier le contemporain continuateur de Swift, l’auteur lui aussi d’un « bon usage du cannibalisme » avec sa fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public.