Trolls et golems, elfes et nains, djinns et lutins, zombies et loups-garous, mages et sorcières, tout ce qui vit en terres de fantasy finit un jour ou l’autre par tomber sous la moulinette ravageuse de Terry Pratchett. Il fallait bien s’attendre à ce que les vampires y passent aussi. C’est chose faite avec ce vingt-quatrième volume des Annales du Disque-Monde, qui nous replonge au cœur du petit royaume de Lancre, paisible contrée montagnarde qui continue son chemin à travers le siècle de la Roussette aussi normalement que faire se peut sur ce monde aussi déjanté que rond et plat…
Il était une fois… un petit roi et une jeune reine qui s’aimaient d’amour tendre. Résolument moderne, diplomate et optimiste, bref, naïf, le roi fit organiser une grande fête pour le baptême de leur premier enfant, en prenant garde de n’oublier personne : prêtre, sujets, amis, voisins, bonnes fées, sorcières… Personne. Pas même l’élégant Comte Margopyr et sa famille de vampires (pardon, de vampyres, restons modernes) venus tout droit de l’Überwald voisin et invités à titre diplomatique par le roi Vérence. Il n’est pourtant pas besoin d’être coiffé d’un chapeau noir et pointu pour savoir qu’il peut être légèrement risqué d’inviter un vampire chez soi. A plus forte raison quand le « chez soi », dans le cas d’un roi, s’avère être le royaume tout entier.
En quelques heures, l’affaire est entendue : avec tous les occupants du château, famille royale incluse, soumis à leur irrésistible volonté, les Margopyr n’ont plus besoin que d’un peu de temps, d’organisation et d’une bonne gestion des ressources humaines pour faire main basse sur le royaume de Lancre. Seules les sorcières pourraient peut-être y changer quelque chose… Mais allez donc réunir un convent quand son membre le plus éminent manque à l’appel : Mémé Ciredutemps, terriblement vexée de ne pas avoir trouvé son invitation pour le baptême, s’en est exilée de rage. Ce qui ne risque pas de donner confiance en soi à Agnès Créttine, jeune sorcière affligée d’un léger défaut de personnalité ; ni d’améliorer l’humeur d’une Nounou Ogg déjà plus qu’agacée par la présence à Lancre d’un prêtre Omnien — ces gens-là sont-ils bons à autre chose qu’à brûler des sorcières ?
Comment, dans ces conditions, espérer bouter les vampyres hors de Lancre, des vampyres qui, fruit d’un long entraînement, font fi de leur conditionnement ? L’ail est doux à leur palais, ils collectionnent les symboles religieux et s’essaient au vin. Même dépareiller leurs paires de chaussettes ne leur cause qu’un désagrément passager. Il reste bien l’eau bénite. Ça les mouille…
Tout semble donc perdu. A moins que Magrat n’échange pour un temps ses atours de reine pour sa robe de sorcière. A moins que ce ridicule petit prêtre d’Om ne s’avère utile à quelque chose. A moins que cette horde de schtroumpfs Nac mac Feegle surarmés qui au même moment déferle sur Lancre ne puisse être de quelque secours. A moins… A moins qu’on ne parvienne à retrouver Mémé. Et vite.
Les vampires du Disque-monde évoquent davantage les elfes des mêmes contrées, mauvais, manipulateurs et mesquins, que les créatures édulcorées à la mode, fruits de l’union de Danielle Steele et Lestat. Ils n’ont pas plus de morale que l’homme politique moyen et, sûrs de leur supériorité, n’en perdent pas moins tout vernis de civilisation dès lors qu’ils se mêlent de s’y mêler. Pour le reste, pas besoin de forcer le trait : l’image du vampire est trop enlisée dans de mauvaises séries B et autres bons nanars pour qu’il soit besoin d’en rajouter. Et de fait, ce Carpe jugulum lorgne plus du côté du Bal des Vampires que d’Anne Rice ou Bram Stoker — ce qui n’empêche pas Pratchett d’égratigner ces deux derniers, et bien d’autres, au passage.
Mais sous la parodie affleure la veine satirique et pamphlétaire des Annales du Disque-monde, trop saillante pour la refuser à des vampires. Terry Pratchett, pas plus que Mémé Ciredutemps, ne saurait oublier qu’excès de pouvoir et foi aveugle et bornée font toujours bon ménage : à travers la domination mentale que Margopyr et les siens exercent sur leur entourage, il s’attaque surtout cette fois-ci à tout ce qui, dogme ou système, dieu ou humain, n’a de cesse d’aliéner, de soumettre, d’exploiter… de « transformer les gens en objets ».
Carpe jugulum semble aujourd’hui clore le cycle des sorcières, qu’on ne retrouvera plus qu’au détour des romans « jeunesse » du Disque-monde. Les vampires, quant à eux, réapparaîtront au fil des tomes suivants pour s’installer définitivement, tout aussi savoureux et hilarants que les autres créatures du Disque.