Bruno Fabrizio POCHESCI
FLATLAND
180pp - 15,00 €
Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117
Cela a-t-il encore un intérêt de se lancer dans l’exercice périlleux de l’uchronie nazie depuis que Philip K. Dick a écrit Le Maître du Haut Château ? Jean-Pierre Andrevon lui-même pose la question — et y répond — dans l’indispensable avant-propos de ce recueil à quatre mains qui nous force à nous replonger dans l’histoire, et qui contribuera à nous éviter tout « décrochage mémoriel » intempestif, selon l’expression utilisée ici par Bruno Pochesci.
« Nazisme : les années américaines » est signé Andrevon. Le Führer n’est pas mort et il s’est exilé à New York, dans une Amérique maccarthyste qui pourrait bien se révéler réceptive à un certain national-suprémacisme WASP. Il y rédige Mein Neuer Kampf sous l’œil bienveillant d’un J. Edgar Hoover obsédé par l’ennemi (commun) soviétique et songe désormais à la Présidence… Le récit se compose d’une succession d’extraits des journaux intimes de sommités nazies, dont ledit Adolf. Les polices de caractères utilisées diffèrent d’un protagoniste à l’autre et des coupures de presse ponctuent le texte, certaines authentiques, d’autres plus ou moins subtilement modifiées (on reconnaîtra la Une figurant l’assassinat de Kennedy modifiée au profit de l’assassinat uchronique d’Eisenhower). Ce procédé déroutant suggère habilement que la ligne s’avère parfois ténue entre la réalité et la (science-)fiction. En fin de compte, cette Amérique nazifiée se révèle terriblement crédible… Est-ce le génie d’Andrevon ou l’extrême-droitisation du monde actuel qui rend la suspension d’incrédulité plus aisée qu’elle ne devrait ? Les deux, sans doute, mais ce récit s’avère une belle réussite.
« L’Anniversaire du Reich de mille ans », du même Andrevon, est quant à lui une réédition et propose une uchronie futuriste qui se déroule le jour du millième anniversaire du IIIe Reich, alors qu’un vent de poussières se met soudain à souffler sur le monde. Très allégorique, ce récit est celui d’un rêve de fer national-socialiste prenant peu à peu la forme de ce qui pourrait être le pire cauchemar d’Hitler. Et offre au lecteur une dernière page d’une grande poésie où la portée réelle du Mal sera réduite à bien peu de choses… Belle performance que de produire un conte futuriste empreint de merveilleux autour d’un sujet pourtant si nauséabond.
Enfin, « L’Avenir derrière soi » est signé feu Bruno Pochesci, décédé le jour même où le livre sortait des presses (il avait 54 ans). Et si Israël inventait une machine à voyager dans le temps ? On imagine bien l’usage qui pourrait en être fait, mais quelles en seraient les conséquences réelles ? Pas si simple… entre paradoxe du grand-père et résilience du Mal, les expéditions sont couronnées d’échec. C’est donc à une IA surpuissante, ayant atteint le point de Singularité, que va être confié le calcul des actions stratégiques à mettre en œuvre dans le passé pour aboutir à un monde présent débarrassé du poids de la Shoah. L’IA, cependant, ne sera pas infaillible… Ce time opera choral est d’approche plus délicate que les récits d’Andrevon. Sa lecture est plus ardue ; l’écriture s’y fait incisive, brutale et parfois violente, plus moderne, plus rapide et moins consensuelle. Le rythme saccadé et le foisonnement d’idées peuvent parfois dérouter, voire submerger le lecteur, mais confèrent au récit une ambiance oppressante et une sensation d’urgence qui collent à la thématique. Le dénouement, repensant avec intelligence la notion de paradoxe temporel, a quelque chose de vertigineux et justifie à lui seul la lecture de ce texte saisissant.
Ce qu’il advint du Reich de mille ans, ce sont donc trois récits très différents — sociopolitique, poétique-onirique ou spatiotemporel — qui s’attaquent avec témérité au sujet le plus délicat qui soit, et qui s’en sortent plutôt très bien. À lire.