Christophe CARPENTIER
AU DIABLE VAUVERT
272pp - 18,00 €
Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100
De quoi sera fait le monde d’après ? Telle fut la question que certains (trop ?) agitèrent à l’envi (ad nauseam ?) durant le temps dit du confinement. Et que, sans doute, d’aucuns continuent à se poser au moment où paraît cette centième livraison de Bifrost… À l’intention de celles et ceux toujours taraudés par pareille interrogation, l’on se permettra de conseiller plus que vivement la lecture de Cela aussi sera réinventé de Christophe Carpentier. Ce neuvième roman de celui qui fut finaliste du Grand Prix de l’Imaginaire avec Le Mur de Planck a certes été écrit avant notre âge pandémique. Et s’il est question d’une catastrophe dans le dystopique Cela aussi sera réinventé, celle-ci n’est pas sanitaire mais environnementale. Le roman dépeint une Terre en butte à des perturbations anthropiques d’une intensité telle que l’on est passé du réchauffement à « l’Accablement Climatique ». Parmi les dévastatrices manifestations de ce dernier, le livre campe avec une implacable précision une Europe balayée par des nuées de criquets congolais et autres « sauterelles mexicaines […] dévorant non seulement les feuilles mais les branches les plus tendres de toutes les espèces d’arbres existantes ». Des fléaux entomologi-
ques qui feraient (presque) pâle figure aux côtés de celui pareillement biblique des « Vents Obscurcissants » noyant le Vieux Continent sous des tempêtes de sable « prélevé par millions de tonnes sur les dunes des déserts […] selon un processus d’aspiration conique inédit ». Des calamités auxquelles il s’agirait encore d’adjoindre des séismes avoisinant les 10 sur l’échelle de Richter (engloutissant au passage une centrale nucléaire), et autre « Abomination merveilleuse du Monde Vengeur » jaillie des eaux d’une Méditerranée comme mue par une conscience propre et vengeresse. Face à ce qui semble constituer l’ultime et apocalyptique étape de l’anthropocène, certains des protagonistes de Cela aussi sera réinventé s’en font les auxiliaires zélés. Comme ces « groupes de mercenaires ou [ces] cohortes de migrants climatiques qui ont réhabilité le cannibalisme comme moyen de survie. » D’autres s’efforcent au contraire d’enrayer l’Armaggedon : on les nomme les « nomades décontextualisés ». Ainsi que le suggère la tonalité deleuzienne de cette appellation, le rempart que ceux-ci se proposent de dresser contre la catastrophe en cours n’est pas tant matériel qu’intellectuel. Les tenants de « la D.N. » – ou Décontextualisation Nomade – s’appuient certes sur une innovation technologique pour réaliser un développement authentiquement durable : la « Vergiss Nuklear », une batterie elle-même nomade, permettant la production individuelle d’une énergie non polluante. Mais si l’invention teinte le roman de hard science, c’est avant tout dans le champ de la fiction spéculative qu’il s’inscrit. Forgée à l’orée du désastre par « Claire Kraft, l’instigatrice oubliée, puis France Stein, l’héritière inspirée », la D.N. propose un corpus d’« idéaux de substitution », dessinant une « vision de rechange qui un jour permettra une réconciliation entre le biologique et l’éthique. » Se faisant l’historiographe de cette pensée née en réaction au désastre, Christophe Carpentier en retrace les différentes étapes du devenir, depuis son émergence groupusculaire jusqu’à son universel triomphe deux siècles plus tard, à l’ère « d’après la Fin du Monde Évitée ». Cette fascinante métamorphose d’une intuition individuelle en norme planétaire est restituée avec une exactitude inflexible, doublée d’une ironie aussi subtile que constante. Car c’est une réinvention des plus ambigües que propose la D.N. À l’humanité, sans doute salvatrice, mais à un prix qu’on se gardera de dévoiler aux futurs lecteurs et lectrices… En ce moment pandémique qui est le nôtre, où les esprits s’échauffent – les uns sous l’effet de l’angoisse existentielle, les autres sous celui de la frénésie idéologique –, Cela aussi sera réinventé s’affirme donc comme un imparable moyen de garder la tête froide…