China MIÉVILLE
FLEUVE NOIR
192pp - 17,90 €
Critique parue en avril 2018 dans Bifrost n° 90
Le Miéville millésime 2017 – si l’on s’en tient à sa date de parution française – ne manquera certainement pas de surprendre les aficionados de l’écrivain britannique et star de l’Imaginaire contemporain. Celui qui dénombrait les hommes détone d’emblée par sa taille somme toute modeste au regard des pavés constituant, jusqu’à maintenant, l’ample édifice science-fictionnel et fantastique bâti par China Miéville (on renverra ici nos lecteurs au dossier du Bifrost 53 consacré au dit Miéville). Émacié, ce roman l’est encore – et c’est en cela qu’il étonne bien évidemment le plus – par ses factures narrative et stylistique. Ainsi, son intrigue semble prendre, du fait de ses humbles proportions, le contrepied des sagas précédentes du romancier, qui embrassaient avec une envergure démiurgique l’entière topographie d’un univers imaginaire, de même que des pages complètes de son histoire apocryphe. Marqué par l’ellipse, le récit de Celui qui dénombrait les hommes n’évoque qu’un faisceau de souvenirs d’enfance de son narrateur sans nom. Tragiques et étranges, ces bribes mémorielles dépeignent la disparition brutale de sa mère, puis l’inquiétante cohabitation avec son père qui s’ensuivit, avant d’évoquer sa rencontre avec celui qui donne son titre au roman et fera de lui l’homme qu’il est devenu… Essentiellement attaché à retranscrire ce qui s’apparente à un singulier récit initiatique, son narrateur s’avère rien moins que disert quant au territoire dans lequel il réside. S’agit-il d’une périphérie encore ignorée de Bas-Lag, l’univers de fantasy exploré par Perdido Street Sation, Les Scarifiés et Le Concile de Fer ? Ou Celui qui dénombrait les hommes se déroule-t-il en un ailleurs situé outre-espace s’apparentant à celui du science-fictionnel Legationville ? À moins qu’il ne s’agisse, comme dans Le Roi des Rats ou dans Kraken, d’une déclinaison de notre propre monde ? On serait tenté d’opter pour cette dernière interprétation. Combinant modernité épuisée – le roman esquisse un monde hanté par la pénurie et la guerre – et archaïsme magique –, le père du narrateur fabrique des clefs aux pouvoirs très inhabituels –, ce roman possède des allures de dystopie volodinienne. Le rapprochement de cette nouvelle manière miévillienne avec celle de l’auteur de Terminus radieux ne tient cependant pas uniquement à l’usage d’un même cocktail d’anticipation-catastrophe et de fantastique chamanique. D’une écriture pourtant bien moins spectaculaire qu’à l’accoutumée – la phrase miévilienne est ici brève, et même sèche, quasi dénuée de ces néologismes émaillant ses romans précédents –, Celui qui dénombrait les hommes s’engage résolument dans la voie de la prose poétique. Sans égaler encore la puissance visionnaire de la langue d’Antoine Volodine, cette nouvelle direction stylistique aboutit à des pages parfois fascinantes. Proposant alors à ses lecteurs et lectrices une littérature d’essence onirique, le livre les amène ainsi au plus abyssal d’une psyché faisant l’épreuve du Mal… Autant dire que l’on attend avec une curiosité fébrile la traduction de The Last Days of New Paris – tout dernier roman en date de l’auteur – pour vérifier si Celui qui dénombrait les hommes ne fut qu’un détour expérimental. Ou bien s’il marque l’aube d’une nouvelle ère dans la création miévillienne…