Pour fêter ses vingt ans de carrière, Pierre Stolze se voit enfin offrir les honneurs de la réédition, dans la collection doyenne de la S-F française qui plus est. Cent mille images, qui obtint le prix Rosny-Aîné en 91 à Montfort-sur-Argens, ne mérite pas moins.
L'ouvrage de Pierre Stolze cadre à merveille avec la nouvelle orientation de « Présence du Futur » vers une fantasy de haut niveau. Au vu de la richesse et de la qualité de Cent mille Images, qui chemine sur la ligne de crête séparant S-F de fantasy, là où les vaisseaux spatiaux se posent sur les pieds de Vishnu, comment pouvait-on ne pas le rééditer ?
Dans un futur lointain, un univers de space opera, la Terre, meurtrie et délaissée, se remet lentement de la catastrophe écologique. Dans les régions les moins ravagées, telle le Taklimakan, la vie sait même se montrer douce et agréable. C'est là, près de Turfan, au milieu des vignes, que vit Karim Ka lorsque débarquent chez lui les trois reines-mages (une jaune, une Blanche et une Noire, ainsi qu'il se doit) à la recherche d'un bébé ou, à défaut, de la reine Xi Wang Mou. Peu après leur départ, le vieil homme trouve une petite fille qu'il appelle Radda, du nom de la jeune bergère séduite par Krishna, le huitième avatar de Vishnu. Plus que précoce physiquement, surdouée et plus belle que belle, ne serait-elle pas un tolkou, la réincarnation d'un grand esprit bouddhique ?
Pierre Stolze se révèle un auteur malicieux au possible, qui joue avec ses lecteurs, s'amuse à les prendre à contre-pied, inscrit son humour en filigrane, se rit du sérieux des docteurs de la foi technologique ou musulmane, se paie de private jokes (une seule à dire vrai : pas d'abus).
Il faut, pour son contexte, rapprocher ce Cent mille images du Seigneur de lumière de feu Roger Zelazny auquel il n'a rien à envier. Si les éléments soufflent en rafales et si les retournements abondent pour notre plus grande joie, on ne saurait parler de rythme trépidant. Et pourtant, la narration est si compacte qu'il n'y a pas l'ombre d'un temps mort. De plus, Stolze ne recourt qu'à un minimum de violence. L'auteur ne donne pas dans la non-violence militante et ne se gargarise pas d'un beau discours à son propos ; il l'écarte de son fait romanesque, tout simplement.
Stolze fait flamboyer l'Histoire à travers cette histoire flamboyante. il nous immerge dans une culture étrangère — celle de l'Asie des mythes — grâce à des personnages érudits qui font référence à leur univers historique, qui citent des livres, des contes… Il est également du dernier pervers dans l'art de créer l'humour par un décalage subtil, quand, par exemple, au fin fond d'une Chine de space opera, il évoque une école primaire (à Turfan). Il ne jongle avec le rapprochement que pour mieux exprimer l'éloignement et réciproquement. Il exprime aussi bien, sinon mieux, qu'un Jack Vance une culture étrangère, mais ne fait pas fonctionner la société qui se dresse à l'arrière-plan de Cent mille images, préférant nous entraîner dans ses soubassements mythologiques. Stolze nous dit qu'il y a, ici et maintenant, sur Terre, des cultures bien plus différentes que ne saurait l'être une projection de la vision occidentale du monde. Du coup, il se retrouve à écrire une fantasy et une S-F à nulle autre pareille. Car après tout, que connaît-on de la vie sociale et spirituelle au Tatarstan ?
Une fois qu'on a lu Cent mille images, on comprend pourquoi il peut se permettre des critiques acerbes d'un roman comme Étoiles mourantes, lourd, sentencieux, voire prétentieux et grandiloquent. Très exactement ce que n'est pas Cent mille images. C'est au contraire léger, plaisant, guilleret mais sage et riche. Riche de verbe. Outre le vocabulaire spécifique à la culture qu'il dépeint, Stolze sait choisir ses mots pour ciseler son roman comme un bijou. Baroque et brillante, raffinée, l'oeuvre de Pierre Stolze, l'une des plus originales de la S-F conviendra aussi à ceux qui ne sont pas des lecteurs exclusifs de science-fiction.
Enfin, une bonne nouvelle ne venant jamais seule, Marilyn Monroe et les samouraïs du Père Noël (1986), toujours du même Stolze, vient d'être réédité chez Hors Commerce. À ne pas rater non plus !